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Femmes chorégraphes 2

Martha Graham et Doris Humphrey partagent bien plus qu’une époque : elles ont chacune tracé la voie d’une modernité en danse aux Etats-Unis, inventant des techniques et des corps totalement nouveaux, dont l’hérédité, immense, est encore à l’œuvre aujourd’hui.

Contemporaines, elles ont tout d’abord fait leurs classes ensemble, à la célèbre Denishawn de Ruth Saint Denis. Elles sont par conséquent héritières, non seulement d’une certaine approche de la danse, mais également de techniques qui ont sans doute permis leur travail de pionnières.
Du yoga enseigné à la Denishawn, les deux femmes vont faire un usage bien spécifique : l’attention portée au souffle, au cœur de cette pratique ancestrale, va donner lieu à deux formes originales de techniques dansées.

D’un côté Martha Graham et sa méthode d’impulses pelviennes, où les contractions du périnée font littéralement naître les mouvements de l’âme comme du corps ; de l’autre Doris Humphrey, qui se concentre d’abord sur le flux et reflux de la respiration, cette intermittence, ce balancement régulier entre deux états qui constituera le Fall and Recovery, au centre de toutes ses explorations. On pourrait dire que les deux chorégraphes ont chacune choisi un diaphragme (pulmonaire ou périnéal) comme point de départ du mouvement, et qu’en fonction de leur hauteur autant que de leurs propriétés anatomiques, ceux-ci ont engendré des styles bien différents. Sexuel et tonique chez Graham, aérien et vital chez Humphrey.

Toutes deux inventent une « danse savante » en rupture avec les catégories de l’époque, s’émancipant de tout prétexte historique ou exotique : il ne s’agit plus de reconstituer un ailleurs (les danses grecques d’Isadora Duncan, les tableaux orientaux de Ruth Saint Denis.) mais de dire l’époque présente, selon un matériel gestuel quasi abstrait, comme le font Rudolf Laban ou Mary Wigman au même moment.

Ce nouveau vocabulaire semble naître dans le silence d’un espace neutre, où la musique, sous l’influence de Louis Horst, devient secondaire. Directeur musical de la Denishawn Company, il va accompagner Martha Graham pendant plus de vingt ans dans son entreprise chorégraphique, et a sans doute eu un poids non négligeable sur les travaux de Doris Humphrey, dont il faut remarquer le silence de certaines pièces, habitées uniquement par le souffle des corps et le son produit par leurs déplacements.

Ainsi la danse d’Humphrey réinvente l’espace-temps qui l’abrite, en le redéployant à partir des corps. Aussi bien spatial que temporel, le rythme se construit selon les nombreuses variations possibles entre la chute et son recouvrement, faisant de la suspension, du swing, du rebond, une grammaire devenue aujourd’hui si évidente qu’elle paraît presque académique.

Et pourtant, la beauté des archives présentées au Centre Pompidou, en nous replongeant dans les conditions expérimentales, parviennent à transmettre l’extraordinaire de cette invention. Il en va de même pour le documentaire consacré à Martha Graham, qui permet d’appréhender de nombreuses pièces de la chorégraphe selon un parcours biographique étayé de témoignages. Certaines archives particulièrement précieuses nous offrent la possibilité de revoir la grande dame interpréter ses œuvres.