DANSE | CRITIQUE

Fauves

PMarie Juliette Verga
@08 Mar 2011

Michel Schweizer prend le temps de mettre ses fauves en liberté. Une non-pièce réjouissante et émouvante, une expérience dont le résultat dépend de la capacité de chacun à accueillir l'autre.

Inclassable, Michel Schweizer annonce la couleur lorsqu’il affirme que « l’art vivant vit mieux dans les bordels que dans les musées ». Il n’est pas chorégraphe, apprécie le luxe que lui apporte son activité artistique et s’en défie. Ironique sans doute, tendre, particulièrement attentif. Metteur en scène au sens littéral s’il y en avait un, Michel Schweizer a recruté dix jeunes gens parmi les deux cents qu’il a rencontrés en 2010 et met sur le plateau ces apprentis chanteurs ou danseurs. Il leur prend la main et les expose afin de donner à voir leur verticalité conquérante. Cet homme croit que le théâtre demeure un lieu dans lequel il est encore possible de reconnaître le monde des autres. Le lieu du spectacle est une hétérotopie qui permet au regard de se soustraire au flux quotidien, de s’ouvrir et d’accueillir la proposition. Nous voilà face à l’adolescence, tenus d’observer ce que nous étions et de constater ce que nous sommes. La justesse est là. Sur le plateau, dans une partition au plus près du réel, les adolescents parlent d’eux, posent des questions, chantent et dansent. Évidemment, les fauves sont fragiles mais leur force n’est pas dissimulée.

Accompagnés par deux grands aînés – Michel Schweizer et Gianfranco Poddighe – la communauté créée par l’artiste montre ce que notre société voudrait effacer. Une pureté en marche, une curiosité vivante, la difficulté à transmettre l’expérience accumulée mais aussi la possibilité de le faire. Ces individus en marche ne se résument pas à des jeunes adultes, plus beaux, plus adaptés. Autre chose se joue ici comme dans le Gardénia d’Alain Platel. Le parallèle peut sembler étonnant mais la rencontre est vibrante dans les deux pièces. Simplement mis en jeu, les vivants existent dans le spectacle vivant et face à cet élan, nous sommes émus. Les individus ainsi éclairés sont hors des catégories admises, ils les débordent ― ni jeunes ni âgés, ni garçons ni filles, ni gais ni tristes.

La jeunesse porte en elle-même les germes de la crise entre un monde déjà constitué et un monde à inventer. La jeunesse fascine tandis que les jeunes font peur. Cette peur entraîne une volonté de contrôle qui passe par la mise à distance, le mépris, la dérision. Une discrète tentative de soumission de cette terrible puissance créative déguise la jeunesse en âge idéal, à combler d’avoirs. Hannah Arendt écrit dans La Crise de la culture que « toute génération montante est potentiellement révolutionnaire ». Fauves propose un espace qui laisse apparaître cette génération montante. Michel Schweizer nous engage à prendre conscience de ces corps heureux en devenir qui se construisent ici et maintenant.

Toujours enclin à mêler art, politique et économie, ce « présentateur » comme il aime se nommer, isole un instant ce groupe-échantillon et le protège d’une société prête à travailler à sa perte afin de neutraliser sa ferveur. Les fauves sont un instant détachés de l’idéologie marchande qui dévore la jeunesse et nous pouvons les savoir là.

― Conception, scénographie et direction : Michel Schweizer – la coma
― Avec : Robin Barde, Elsa Boyaval, Pierre Carpentey, Clément Chebli, Aurélien Collewet, Pauline Corvellec, Zahra Hadi, Lucie Juaneda, Elisa Miffurc, Davy Monteiro, Gianfranco Poddighe, Michel Schweizer
― Conception, scénographie et direction : Michel Schweizer
― Création lumière : Yves Godin
― Coach vocal : Dalila Khatir
― Assistante artistique : Cécile Broqua
― Concepteur sonore : Nicolas Barillot
― Régisseur général : Marc-Emmanuel Mouton
― Arrangements musicaux : Gilles-Anthonie Thuillier
― Design graphique : Franck Tallon
― Photographie : Ludovic Alussi
― Jury des auditions au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine et au Théâtre national de Chaillot : Michel Schweizer, Herman Diephuis, Dalila Khatir et Gilles-Anthonie Thuillier
― Textes : Bruce Bégout et Vincent Labaume

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