ART | CRITIQUE

Fabrica mundi

28 Jan - 18 Fév 2017
PFlorian Gaité
@11 Avr 2017

L’espace Alma, nouveau lieu parisien, accueille l’exposition personnelle de Diana Righini, une réflexion fine et engagée sur le non-sens des agencements géopolitiques et la nécessité de repenser leurs représentations. Bricolées et néanmoins soignées, ses oeuvres décrivent un monde lui-même plastique, sculpté à coups de guerres, de mouvements migratoires et de rapports de domination.

Par ses compositions de matériaux pauvres et recyclés, assemblées sur le mode du collage ou du jeu de construction, Diana Righini décrit la construction précaire d’un monde hétérogène, pourtant engagé dans un processus de globalisation. Prenant le contrepied du monde « cosmos », unifié et harmonieux, ses pièces déconstruisent la logique de ces découpages géopolitiques bancals par la mise au jour de leur fragilité, voire de leur non-sens. L’exposition « Fabrica mundi » fait habilement coïncider les processus de formation d’un espace commun avec ceux de production d’une œuvre d’art, pour rendre compte d’un monde aussi artificiel que plastique. Portant un regard résolument incrédule, Diana Righini compense néanmoins la charge critique de son œuvre par le ludisme des formes et des techniques qu’elle mobilise. Son imagination bricoleuse peut ainsi s’interpréter comme une démonstration en acte de ce que Levi-Strauss appelle la « pensée sauvage », un mode de pensée intuitif et antédiscursif, une forme originelle de la raison qui offre une alternative aux calculs du capitalisme contemporain.

Critique du bricolage frontalier

L’exposition s’ouvre sur un poste de contrôle douanier en forme de cabane, reproduisant les conditions d’une frontière temporaire. Réalisé grâce à des rebuts de matériaux, naturels et non retravaillés (bois, toile de jute, papier…), il rappelle les habitats d’urgence des camps de réfugiés ou des bidonvilles, confondant ces déchets matériels avec les déclassés qui les habitent, relégués aux périphéries du monde global. Mis en évidence au niveau du guichet, vingt-huit passeports européens, confectionnés à partir de rebuts de cuir bleu inégaux, donnent à voir l’artifice de la construction européenne, leur juxtaposition maladroite renvoyant à la superposition de cultures plus ou moins compatibles entre elles. L’absurdité de cet agencement est d’ailleurs souligné par le recyclage d’une étiquette de la marque de chocolat « Euro Blok » collé comme une affiche sauvage qui dit autant la force du mythe qu’elle en désamorce le symbole politique.

Pour autant, Diana Righini n’adopte pas la stratégie d’une dénonciation frontale, la pertinence de sa proposition tient notamment à un choix de couleurs (tons bruts, doux, pastels) qui adoucit l’expérience en instituant une distance protectrice. Le mur de sérigraphies en fond appuie d’ailleurs cette intention en affichant cette même gamme chromatique, à rebours du sensationnalisme journalistique. Réalisée à partir de photos prises sur Internet de camps de migrants ou de leurs déplacements, croisés avec les no man’s land laissés par la chute du mur de Berlin, la série porte pourtant un message politique fort, en interrogeant les fondements (politiques, éthiques, économiques) de la césure entre Nord et Sud, symptôme d’un eurocentrisme qui se pose à tort comme une autorité universelle, bien qu’auto-légitimée.

Réagencer les imaginaires

D’origines bosniaques, Diana Righini se focalise plus particulièrement sur l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie, aujourd’hui déchirée en sept pays, en isolant sur le poste de frontière autant de passeports rouges aux couleurs des différentes nations slaves. Ce motif revient lorsque l’artiste met en regard deux versions de la revue Europe qui chacune traduit un état de l’ancien pays, entre l’unité de l’organisation fédérale et le déchirement d’après-guerre. Traduit du français au bosniaque, l’article permet d’apprécier l’effritement de ce rêve européen, par la mise en évidence des illusions déçues, du décalage entre les attentes utopistes des débuts et la réalité déceptive d’aujourd’hui. Furtivement, dans un style minimaliste et sobre qui caractérise son travail graphique, Diane Righini laisse apparaître en filigrane du texte les contours de ce territoire mosaïque, comme une carte cicatricielle, renvoyant au trauma politique qui l’a définitivement marqué. Ce jeu de superposition est également à l’œuvre dans une gravure qui imprime en décalé trois fois les contours d’un même territoire imaginaire. La mobilité des lignes de partage, réaffirmant s’il le fallait que la carte n’est pas le territoire, sensibilise au relativisme des constructions frontalières et à la pluralité des points de vue, comme le rappelle le titre de l’installation centrale : nous sommes toujours le Sud de quelqu’un d’autre.

Un autre corpus d’œuvres est enfin constitué par les drapeaux brodés, étendards des frontières visibles et invisibles à partir desquelles se partage le sensible. Leurs motifs isolent plus précisément des situations de « dissidence » qui jouent avec la notion de frontières: ici des insurgés ukrainiens construisant leurs barricades déjouent la logique du mur par le projet révolutionnaire et sa promesse de liberté, là deux poilus dans les tranchées qui trouvent la force de sculpter des figurines en bois. Mais c’est avec l’image d’une funambule sur un fil que l’évocation poétique de ces dessins, figuratifs sans pour autant être explicatifs, est la plus forte. Placée entre le risque de la chute et le défi à tenir l’équilibre, elle investit cette frontière ténue pour en souligner la fragilité et la menace qu’elle peut représenter.

Parce qu’elle érige des « édifices mentaux » comme on construit ses cabanes, Diana Righini rend ici visible avec une concision précieuse la complexité des conditions historiques, économiques, politiques et sociales qui commandent l’agencement des territoires et des imaginaires attenants. Au-delà d’une fascination pour ce jeu de construction ici envisagé à une échelle macroscopique, elle invite à penser un nouvel ordre imaginaire, à se placer au-delà des frontières pour mieux appréhender la réalité du monde.

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