PHOTO

Extraños

Strangers in the night exchanging glances
Wondering in the night
What were the chances we’d be sharing love
Before the night was through

On peut avoir en tête ce refrain nostalgique et un peu mielleux de Sinatra face au bel agrandissement de ce carré hermétique flouté d’une brunette fixant ses spectateurs à venir qui rappelle le fameux portrait bougé de la Marquise Casati vue par Man Ray. Qui n’a été sentimental? Et qui n’est pas fan de beauté ? Peut-on de tout cela se lasser?

L’hombre n’a pas peur de l’ombre. Ni du noir, ni de la nuit. Comme Boris Vian, il passe le plus clair de son temps à l’obscurcir. Juan Manuel Castro Prieto était un camériste de la photo. Un de ses tireurs d’élite. Toujours au service des autres. Cet altruiste a reçu un jour l’alternative. Et n’a, depuis, cessé de confirmer.

Mis à part une ou deux tentations bichromes, personnages comme paysages sont, dans cette série, inscrits dans un carré, en noir et blanc. Ou plutôt en noir et gris. L’univers de Castro Prieto n’est pas celui des westerns en Technicolor® mais plutôt des films soviétiques des années trente, genre Symphonie du Donbass. Sa campagne n’a rien de bucolique. Les panoramas sont terreux, boueux, charbonneux. Comme dessinés au fusain.

Les images sont livrées telles quelles, à l’état brut, sans titre de gloire, sans numéro d’appel, sans date pouvant faire foi. Elles représentent toutes quelque chose, même si ce quelque chose est imprécis, trouble, fumeux. Soit que le moment choisi corresponde à la tombée de la nuit ou à l’arrivée du jour, soit que le photographe obtienne en chambre les ténèbres artificiels d’une nuit sud-américaine, toujours est-il qu’on a l’impression de voyager dans un monde fantastique.

Le photographe paraît avoir matière à désillusion, motifs d’insatisfaction, sujets de désenchantement: sentiers pas vraiment lumineux et pas du tout glorieux, voies ferrées, terrains ferreux, rocaille poussiéreuse, ciels nébuleux, mares viciées, horizons effacés, champs abandonnés, branchages calcinés, intérieurs petits-bourgeois, enfants désolés, silhouettes saturées d’humilité et d’humanité, mât de cocagne dérisoire pour suicidaires du bungy jumping, flaques de liquide sanguinolent, barque à la dérive, vache sacrée dépecée, chat noir laissé sur le pavé, chiens fous et flous, singe savant et déséquilibré. Il restitue avec sympathie les petites gens qui l’accueillent et lui ouvrent leurs portes. On peut sentir la touche populiste de l’artiste.

Au-delà de la thématique, de la noirceur apparente de son traitement, des cadrages somme toute classiques et des genres qu’abordent fatalement un jour ou l’autre tous les vieux garçons photophiles — le nu féminin —, on s’aperçoit vite que ce qui intéresse vraiment Castro Prieto, c’est la photo en tant que telle. Avec les filés, les surimpressions, l’usure et la griffure des négatifs assumée, les effets les plus spéciaux, les plus spécieux, la fascination pour les textures, les différences de grain, l’exhibition du labo, les nuances des teintes fuligineuses.

Juan Manuel Castro Prieto
— Miryam, 1995. Photo. 110 x 110 cm
— Salamanca (chico en suelo), 2002. Photo. 110 x 110 cm
— D.F. (Gente colgada), 2002. Photo. 110 x 110 cm
— Cespedosa, 1993. Photo. 110 x 110 cm