ÉDITOS

Expérimenter, capter, déplier

PAndré Rouillé

L’une capte, l’autre plie et déplie, toutes deux sont rassemblées à Quimper, au centre d’art contemporain Le Quartier qui, à l’occasion de ses vingt ans, présente l’exposition «2 éclats blancs toutes les 10 secondes». Les travaux de l’une, Ann Veronica Janssens, et de l’autre, Aurélie Godard, sont si différents que rien ne semble pouvoir les rapprocher, au-delà du fait qu’elles ont, l’une et l’autre, été hébergées ensemble dans une résidence d’artistes sur l’île d’Ouessant, au pied du phare qui projette en direction de la mer, et pour les marins, deux éclats blancs toutes les dix secondes…

L’une capte, l’autre plie et déplie, toutes deux sont rassemblées à Quimper, au centre d’art contemporain Le Quartier qui, à l’occasion de ses vingt ans, présente l’exposition «2 éclats blancs toutes les 10 secondes». Les travaux de l’une, Ann Veronica Janssens, et de l’autre, Aurélie Godard, sont si différents que rien ne semble pouvoir les rapprocher, au-delà du fait qu’elles ont, l’une et l’autre, été hébergées ensemble dans une résidence d’artistes sur l’île d’Ouessant, au pied du phare qui projette en direction de la mer, et pour les marins, deux éclats blancs toutes les dix secondes…
La lumière, l’eau, l’île, la mer, le vent, tout cela irrigue discrètement et poétiquement leurs œuvres. Mais ce qui les rassemble surtout, c’est une conception du travail artistique qui bouscule ces pratiques traditionnelles qu’encourage trop souvent le marché de l’art.

Les œuvres d’Ann Veronica Janssens et d’Aurélie Godard ne sont heureusement pas politiques au sens de cet «art du consensus» qui accroche aux cimaises les plus chères du monde de grands sujets de société en prenant bien soin de ne pas froisser la sensibilité des riches collectionneurs. Leurs œuvres ne sont heureusement pas non plus subjectives au sens où il s’agirait, comme ces mauvais écrivains que fustige Gilles Deleuze, de «raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes» (Critique et Clinique, p. 12). Elles ne sont ni conceptuelles, ni critiques. Elles ne déclinent pas non plus, heureusement encore, le geste duchampien en exposant une nième version du readymade dont regorge déjà le monde de l’art.

Par delà leurs différences, Ann Veronica Janssens et Aurélie Godard inventent, chacune à sa manière, des protocoles esthétiques pour révéler de la vie dans les choses.
Ann Veronica Janssens cherche à capter, à extraire, à faire jaillir de la lumière et de la couleur de toute chose. Non pas éclairer ou appliquer de la couleur comme les artistes l’ont fait pendant longtemps, mais à rebours de l’ordre ordinaire, faire sortir de la lumière et de la couleur de l’opacité et de la compacité de la matière, autant que de la transparence de l’eau ou de l’air.
Quant à Aurélie Godard, elle déplie et délie, pour les replier et les relier autrement, les concrétions de pratiques et de matières qui forment l’épaisseur, la pesanteur, et le mystère des choses et des œuvres.

Il s’agit donc moins, ici et là, de fabriquer des choses ou d’inventer des formes, que de concevoir et d’ajuster des matériaux, des pratiques, des supports. Il s’agit d’expérimenter des dispositifs et des protocoles de capture ou de pli et dépli.
Ce sont en fait des pratiques artistiques plus proches du laboratoire que de l’atelier; et des types d’œuvres qui allient en des façons sans cesse renouvelées création et expérimentation.

Ann Veronica Janssens ne s’exprime pas, ne représente pas, elle expérimente. Elle repère des matériaux et des choses de toutes sortes, plus industriels et scientifiques qu’artistiques, qu’elle implique dans des protocoles d’expérience et qu’elle soumet à des phénomènes physiques et optiques, pour aboutir à des «sculptures». Mais celles-ci sont moins des objets à regarder que des machines à capter la lumière: à lui donner forme et matière.

Par l’action d’un polissage de sa surface supérieure, une poutre en acier brut de 4,30 mètres de long, posée au sol, est transformée en sculpture-lumière (IPE 430, 2010), en machine à capter et réfléchir la lumière. Alors que la sombre et lourde matité de l’acier la repoussait, la lumière vibre maintenant sur la partie polie, coiffant cette poutre compacte et statique d’une bande brillante et changeante, comme la vie.

A l’inverse des peintres ou des photographes qui enregistrent et reproduisent les effets de la lumière, Ann Veronica Janssens fait de la lumière le principe actif et le sujet de son œuvre. Chacune de ses réalisations résulte des expérimentations qu’elle mène sans relâche pour suivre la lumière dans la multiplicité de ses modes d’action et d’apparition.

S’agit-il d’extraire de la couleur de solides incolores? C’est Plastillon vert grand froid (2010): un rouleau de 50 mètres d’une lamelle de PVC transparent utilisé dans l’industrie du froid, dont l’enroulement produit une vibrante couleur verte. S’agit-il de refléter l’alentour sous la forme d’une séquence d’images de structure filmique? C’est Bain de lumière (1998): une colonne de quatre aquariums sphériques superposés qui, remplis d’eau, se transforment en lentilles donnant de l’espace quatre reflets depuis quatre points de vue verticalement décalés.
S’agit-il de donner consistance à la lumière et de l’éprouver par le corps plutôt que par les yeux? C’est Deep Orange (2010): un épais brouillard artificiel de matière-lumière colorée dans lequel l’on s’immerge et se perd.
S’agit-il, encore, d’assortir de la lumière à du son? C’est Section 2, vent et brouillard (2010): dans une pénombre brumeuse, un ample rideau de film-miroir sans teint, balayé par l’étroit faisceau d’un projecteur, ondule en crissant sous l’action d’un ventilateur. Les sons, le faisceau lumineux, les ondulations, la pénombre et la brume évoquent évidemment les mouvements de la mer la nuit sous la lumière d’un phare, et peut-être l’expérience d’Ouessant.
On pressent là, comme dans la plupart des œuvres sorties du «laboratoire» d’Ann Veronica Janssens, que ses expérimentations destinées à capter les multiples états de la lumière sont animées par un désir, artistique plus que scientifique, d’en exprimer la poésie et d’en percer les mystères.

Mystère, poésie et expérimentation définissent tout autant, mais différemment, les protocoles de pli et dépli mis en œuvre par Aurélie Godard.
Dépli et repli dans la série News from Home (2010) conçue à partir de clichés d’automobiles. Aurélie Godard réalise des photographies argentiques en couleur. Puis — dépli —, elle les numérise à l’aide d’un scanner, puis en isole un détail qu’elle agrandit jusqu’à atteindre sur l’écran de l’ordinateur la trame des carrés constituant la couleur numérique. Alors — repli —, elle imprime la trame colorée, recouvre au pinceau chaque carré avec de la peinture acrylique avant de constituer un tableau en collant la photographie sur la trame peinte.
Dans sa tentative de questionner la perception de la couleur, Aurélie Godard a fait dériver l’image aux sels d’argent vers le numérique, elle en a extrait la trame pour la faire dériver à son tour du côté de la peinture, avant d’exposer un repli de cet enchaînement d’actes qui, précisément, donne à cette production artistique la forme précise et articulée d’une expérimentation.

Expérimentation encore avec l’œuvre Un faible degré de dess(e)in (2010). Un vaste mur blanc est entièrement occupé par des rangées d’îlots dessinés au crayon-feutre noir. Il s’agit en fait d’un inventaire — pli-dépli — des contours des taches de peinture qu’Aurélie Godard a relevées à l’aide de papier calque dans des ateliers de peintres. Si le mode de classement échappe au regard, c’est parce qu’il n’obéit pas à une logique formelle mais à la densité de la matière picturale des taches inventoriées, c’est-à-dire à une tentative assurément téméraire d’établir des liens entre la forme-densité des taches, le mouvement du geste pictural et la vitesse de la chute de la peinture de chacun des peintres inventoriés…
Un protocole précis et rigoureux, doté de toutes les apparences scientifiques, débouche ainsi sur des questions plus que sur des réponses, à propos de la pertinence des inventaires, et des plis et déplis auxquels la pensée rationnelle soumet les phénomènes.

En fait Aurélie Godard emporte toujours les spectateurs dans des processus de dépli des œuvres qu’elle a pliées. On comprend avec elle que regarder en art consisterait ainsi à faire l’expérience de déplier l’œuvre que l’artiste a réalisée par pliage de matériaux, de formes et d’histoires réels ou imaginaires.
Éloquente à cet égard est la sculpture intitulée La Chaise de Lucrèce. (Qu’il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’apercevoir du rivage les périls d’autrui), 2010. Cette sculpture, qui a été réalisée à partir de bois d’épave de trois bateaux différents, dont un échoué sur l’île d’Ouessant, a la forme d’un fauteuil sphérique. Sphérique comme la Terre que ces bateaux (et les matériaux mêmes du fauteuil) ont sillonnée sur les océans; sphérique pour faire physiquement éprouver au spectateur assis dans le fauteuil le «soulèvement des flots» et la douceur d’en être protégé; sphérique pour, également peut-être, ressentir «les périls» qui, sur le rivage aussi, menacent…

André Rouillé

Ann Veronica Janssens et Aurélie Godard sont les deux artistes de l’exposition «2 éclats blancs toutes les 10 secondes» qui se tient au Quartier, centre d’art contemporain de Quimper jusqu’au 23 janvier 2011.

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