PHOTO | CRITIQUE

États de lieux

PEtienne Helmer
@12 Jan 2008

Dans «États de lieux», Charles Matton invente des mises en scènes de lieux clos où la délectation de l’intime réifié prend le regard à son propre piège: entre jouissance voyeuriste et mort de l’imaginaire.

Pour saisir un lieu en sa totalité et avoir le sentiment d’en pénétrer l’intimité, le regard doit à la fois en scruter la configuration interne et l’unité d’ensemble, le percevoir à la fois du dedans et du dehors. Dans «États de lieux», Charles Matton se livre à l’exercice en recourant à trois types de mise en scène de lieux choisis pour leur charge symbolique forte. Il s’agit:
— de miniatures que Charles Matton qualifie de «boites» et qui reproduisent des espaces clos et privés, comme des chambres d’écrivains (Paul Bowles et William Burroughs à Tanger), des ateliers d’artistes (celui de Francis Bacon), le cabinet de travail de Freud, des bibliothèques, ou encore des espaces intimes (La Salle de bain);
— de photographies dont la plupart représentent les lieux miniaturisés des boites placées à coté d’elles;
— de vues stéréoscopiques de certains de ces lieux, notamment le cabinet de travail de Freud et des bibliothèques.

La singularité de ces trois médiums et de leurs rapports semble au service d’une même intention: mettre en œuvre un regard en mesure d’épuiser le visible, en résorbant pour cela l’inévitable écart entre l’instance du regard et l’objet qu’il vise.
L’enjeu? La jouissance du regard, à chercher peut-être dans ce «voyeurisme» qui en est l’horizon secret, dans cette «pulsion de regarder» dont parle Freud, quand ce qui voit s’oublie et se dissipe lui-même dans ce qu’il voit. Mais comment faire disparaître cette distance sans annuler la visibilité?

Commençons par la miniaturisation, commune aux boites et aux vues stéréoscopiques, et qui ouvre à une jouissance visuelle bien spécifique. Dans les miniatures, l’œil peut se repaître de détails d’une méticulosité admirable, fouiller à loisir l’intimité de ces espaces privés, et circuler dans leurs architectures parfois complexes, toutes de recoins et de corridors subtilement agencés en enfilade. La disparition de l’instance du regard dans le spectacle lui-même se signale par un procédé récurrent: dans les pièces comprenant des miroirs, comme La Salle de bain, le spectateur ne se reflète pas. Tel un vampire ou un spectre, son corps est sans ombre et sans reflet: il doit mourir pour renaître dans le spectacle qu’il observe et faire corps avec le visible dont il a disparu.

On sera surpris, dans les miniatures d’ateliers de peintres ou de sculpteurs, par ces statues ébauchées aux formes arrondies, embryonnaires, à la limite du monstrueux.
S’agit-il de souligner qu’elles sont figées dans leur genèse, comme si le désir de voir au plus près impliquait la mort plastique de l’objet? Mais la monstruosité latente de ces statues pourrait aussi renvoyer à la fascination pour l’informe, pour le difforme jusqu’à l’insoutenable, pour l’«invisible» au sens où l’on parle d’innommable. À sa limite extrême, le regard se brûle à cet invisible dans le mouvement même qui le porte à ne faire qu’un avec le visible.

Les vues stéréoscopiques parviennent au même degré de détail que les boites, mais absorbent l’instance du regard par un procédé différent: le lieu n’est plus seulement enfermé dans une boite, il reste soustrait à la vue jusqu’à ce qu’on se penche sur les lentilles et qu’on y emprisonne ses yeux. Dans les deux cas, l’intimité n’est pénétrée et livrée à la possession du regard que parce qu’il peut s’y oublier tout entier.

Est-ce à dire que les photographies, de grand format, mettent à mal ce dispositif?
Exposées seules, elles sembleraient en effet reproduire des lieux et non leurs miniatures, tant s’en dégage une forte impression d’espace et de volume. Dans ce cas, le regard leur demeurerait extérieur. Mais ce sentiment du volume ne prend précisément tout son sens que par la juxtaposition des photos et des pièces miniaturisées dont elles sont tirées.
Car si les boites permettent à la fois au regard d’embrasser la totalité du lieu et de jouir de ses détails, c’est-à-dire de voir presque d’un seul coup d’œil le tout et ses parties, en revanche l’agrandissement spectaculaire du volume miniature dont elles sont tirées englobe le regard, puisqu’il a au préalable englobé lui-même la miniature. Des boites aux photos, l’espace s’est comme retourné sur le regard. Et voici que, littéralement, il entre dans l’image pour y appréhender les diverses parties du lieu, voici qu’il habite l’image.

Toutefois, à vouloir «habiter l’image» du lieu, le risque est de «déserter l’imaginaire» comme faculté de création sans cesse renouvelée d’images mentales de ces lieux.
La précision des dispositifs élaborés par Charles Matton met en évidence l’ambivalence de cette pulsion de regarder: elle peut se délecter du visible réduit à son image matérialisée, mais au prix de l’abolition de la distance réflexive du sujet du regard. En s’oubliant ainsi dans ce qu’il voit, le regard contemple sans le savoir le fond noir et menaçant de sa propre folie.

Charles Matton
— La salle de bains de Mariefried, Suède, 2001. Photographie couleur.
— Le grenier de Leopold von Sacher-Masoch II, 2005. Photographie couleur.
— La chambre d’Anna Freud à Vienne, 2002. Photographie couleur.
— L’atelier d’un sculpteur contemporain, 2004. Photographie couleur.

AUTRES EVENEMENTS PHOTO