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Et la culture, bordel!

PAndré Rouillé

Le grand spectacle de l’élection présidentielle au suffrage universel est désormais ouvert pour cent jours. Nous allons assister à la plus grande représentation théâtrale de France, avec ses acteurs-vedettes, ses seconds rôles, ses figurants, ses machinistes. Avec aussi ses thèmes et ses intrigues.
Sur cette scène surexposée par les médias et traversée par d’énormes enjeux, les questions brûlantes ne manquent pas, en premier lieu celles qui engagent directement la vie des gens. Les sujets abordés et débattus ne correspondent pas toujours aux problèmes concrets des spectateurs-citoyens et aux besoins du pays, mais plutôt aux intérêts propres des acteurs de la représentation (les candidats).
Dans cette pièce à grand spectacle, pleine de connivences et de tactiques, les acteurs se donnent la réplique dans une curieuse langue où les mots désignent des situations concrètes, mais signifient d’autres choses : les conditions de la lutte pour la conquête du pouvoir.
Seuls les citoyens-spectateurs attentifs ou exercés comprennent que sous les discours qui parlent explicitement d’eux, tout autre chose se dit et se trame

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La logique du spectacle est si forte qu’elle déplace les discours du côté de la fiction. La réalité sociale, économique, politique et culturelle que les candidats prétendent affronter, et promettent d’améliorer, est ainsi souvent réduite à des détails hypertrophiés, ou, à l’inverse, trouée par d’immenses zones totalement ignorées ou laissées dans l’ombre.
C’est le cas de la culture, de l’art et de la recherche sur lesquels les candidats à l’élection présidentielle restent totalement muets, et leurs programmes d’un indigent conformisme.

Le site internet le plus clair en matière de culture est celui de Nicolas Sarkozy. Dans un long discours prononcé en janvier 2006 à l’occasion d’une «Convention UMP pour un projet populaire» sont en effet abordés de façon méthodique et claire les grands traits d’une politique culturelle.
Pour ratisser large, Nicolas Sarkozy prend bien soin de ne rien oublier: «Mettre en place une éducation artistique à l’école, restructurer et dynamiser le réseau des centres culturels à l’étranger, faire de la France un pays d’accueil pour les élites universitaires étrangères, rétablir Paris comme capitale des arts, clarifier le mode d’attribution des aides, réorienter la politique culturelle vers le public et vers les artistes».
A quiconque serait effrayé par de si grandes ambitions, le candidat rassure en affirmant que cela n’a rien de «politiquement impossible», à condition de savoir conjuguer les efforts de l’État (dont le budget dépasserait le symbolique 1%) avec ceux des collectivités territoriales et des mécènes privés.
Mais cette façon de promettre sans frein de résoudre tous les grands problèmes de l’heure en matière de culture, vide par excès ce programme de sa crédibilité (on n’oublie pas le bilan du candidat sur la Corse ou les banlieues). L’emphase et l’assurance cachent mal le mémo commandé à une agence spécialisée ou à un expert. Le trop bel édifice discursif est fissuré par le doute du spectateur-citoyen incrédule…

A l’inverse, on peine à trouver un ensemble cohérent de propositions au Parti socialiste dont le site officiel diffuse une longue, sévère, et assez juste, analyse intitulée «La Droite et la culture de 2002 à 2006: un sombre bilan». Outre que ce texte n’est pas exempt d’ambiguï;tés, il souffre d’être dépourvu de toute proposition.
Sur le site de la candidate Ségolène Royale, Désirs d’avenir, un blog «participatif» intitulé «Thème la Kultur?» décline des interventions souvent pertinentes d’internautes, mais qui buttent sur une absence totale de propositions ou même de réponses de la part de la candidate ou de ses porte-parole. Autant chanter ne se résume pas à tendre le micro en direction du public, autant briguer la magistrature suprême exige sans doute plus que faire débattre les citoyens sans balises ni repères.
De ce point de vue, la rubrique «Ségolène Royal, ce que j’ai dit sur…» laisse pantois: deux maigres compilations, l’une sur la «Culture à l’école», l’autre sur la «Culture numérique», listent quelques déclarations verbales d’une affligeante banalité.
En fait, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royale semblent tous deux aussi démunis face à la culture et l’art, l’un cachant son embarras derrière un exposé formel aux improbables prolongements pratiques, l’autre laissant la question s’enliser dans des débats sans issue et des déclarations sans horizon de pensée.
Quant au Projet socialiste, on a déjà regretté ici que la culture n’y occupe que quelques tristes et maigres paragraphes convenus. Preuve que la période est bien révolue où Jack Lang et la gauche défendaient des positions suffisamment novatrices pour irriter la droite, susciter le débat public et soutenir des actions novatrices.

Quant aux positions du Parti communiste, elles se veulent différentes de celles des deux candidats précédents. Contre le mécénat et les financements privés de la création, pour les financements publics; contre l’intermittence, pour un statut de salarié accordé à tous les artistes et techniciens du spectacle vivant et du cinéma. Il s’agit également de promouvoir une «véritable démocratie culturelle»; de donner toute leur place à «l’éducation populaire et aux arts dans la cité, dans l’école et dans l’entreprise»; de mettre en œuvre un «statut des plasticiens», etc.
Ce programme construit, cohérent, d’orientation antilibérale affichée, et à bien des égards intéressant, doit beaucoup à Francis Parny, responsable culture au Parti communiste. Mais voilà, Monsieur Parny, en tant que vice-président du Conseil régional «chargé de la culture et des nouvelles technologies», nous a fait apprécier son art… de dissocier les mots et les choses, de faire passer les grands principes derrière le clientélisme et les intérêts de parti, voire d’adopter des postures trahissant une conception «antidémocratique de cette démocratie culturelle» dont il se fait le chantre. Les impératifs de survie d’un parti en déroute prévalant sur la fidélité aux principes…

Inutile de poursuivre. La culture n’est manifestement pas un thème de campagne, ni même un sujet de préoccupation des responsables politiques et des partis. En campagne comme hors campagne, c’est bien là le drame.
Le personnel politique et une large part des élites n’ont, en France, pas pris la mesure des changements immenses qui se sont produits au cours des toutes dernières années: la culture est devenue un secteur socialement et économiquement majeur dans les sociétés développées, et, plus encore, le modèle de leurs modes de fonctionnement.
Cette culture que les candidats et leurs équipes délaissent ou instrumentalisent, secoue pourtant la société civile au travers de grands débats: les droits d’auteur et de téléchargement sur internet; les intermittents; la visibilité de l’art contemporain français à l’étranger; l’ouverture d’antennes des grands musées français en Asie, aux Etats-Unis ou au Moyen Orient; l’art à l’école; la marchandisation des œuvres et du patrimoine; etc.

Ces aspects économiques et sociaux, les élites politiques ou administratives les connaissent et les comprennent assez bien. Mais leur embarras, leurs réticences, ou leurs prudences, proviennent des spécificités mêmes de la culture vivante: le caractère inouï; et intempestif des productions qui bousculent les certitudes et les modes ordinaires de penser et de ressentir.

L’art et la culture sont en quelque sorte inassimilables par les pouvoirs. Les œuvres vivantes résistent toujours, peu ou prou, à la marchandisation, reconfigurent le sensible, inventent de nouvelles façons d’être dans le monde. Elles captent et expriment des forces et des affects inouï;s, ouvrant des possibilités de dialogues entre les hommes.
Dans un monde soumis aux lois implacables de l’économie, agité par de terribles conflits, et en proie à un déclin des valeurs humaines, la culture fait que les hommes sont des hommes.
Face à l’uniformisation marchande, la culture est productrice de différence et de distinction. Donc de valeur. Les marchandises, aussi sophistiquées soient-elles, sont reproductibles à l’infini et partout. Les transferts de technologies sont désormais fréquents, mais les poètes, les écrivains, les philosophes, les peintres, les cinéastes, les musiciens, etc., tous ces producteurs d’irréductibles différences, sont uniques et singuliers. Producteurs de singularité, d’identité, donc de valeur.

Le peu d’attention que les pouvoirs accordent à la culture est d’autant plus préjudiciable pour l’avenir que la culture et la société sont aujourd’hui ensemble entraînées dans des mutations immenses et rapides. Sans doute pour la première fois dans l’histoire, la culture est une dimension majeure des économies devenues immatérielles. Dans les sociétés de l’intelligence et de la connaissance, la culture et le «capital humain» prévalent sur le capital fixe et matériel des sociétés industrielles classiques.

L’absence, l’indigence, ou la banalité des propos et des positions sur l’art et la culture trahissent une véritable cécité politique face au monde tel qu’il est en train d’advenir. C’est pourquoi il est illusoire de s’adresser aux candidats, comme certains le font. Curieux paradoxe en effet que d’«attirer l’attention» de eux qui se disent porteurs de perspectives d’avenir!

On préférera donc organiser sur paris-art.com des forums (participatifs !) pour que s’élaborent collectivement des propositions qui seront rendues publiques lors d’une conférence de presse peu avant le scrutin.

CONTRIBUER AU FORUM : ET LA CULTURE, BORDEL!

André Rouillé.

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Marina Abramovic, Balkan Erotic Epic (détail), 2005. Vidéo couleur. Courtesy l’artiste et galerie Cent 8 – Serge Le Borgne, Paris.

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