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Esthétique de la politique

PAndré Rouillé

Après la flambée des banlieues, le mouvement des étudiants contre le CPE : les jeunes en colère réactivent la politique, et son esthétique. Car la politique est toujours esthétique. Il y a une esthétique de la politique.
A la condition toutefois de ne pas confondre la «politique» avec la farce politicienne des joutes électoralistes. Avec ces sortes de mauvaises pièces de politique-spectacle aux scènes codifiées, aux répliques et «petites phrases» convenues, et aux castings obligés. Petit théâtre des intérêts de castes bien éloignés des attentes des spectateurs-citoyens.
A la condition, également, de distinguer aujourd’hui l’esthétique de la politique de ce que, dans l’entre-deux-guerres, Walter Benjamin décrivait comme l’«esthétisation de la politique» : cette action de la propagande fasciste qui, par ses mises en scènes grandioses, tentait d’étouffer la conscience politique individuelle sous une jouissance esthétique collective

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Selon Jacques Rancière la politique est tout autre chose que l’action de s’emparer du pouvoir, de gouverner, ou de gérer l’État ou la cité; elle n’est pas faite de rapports de pouvoir, mais de rapports de mondes.
La politique est l’activité conflictuelle qui cherche à rompre avec l’ordre établi d’une communauté, c’est-à-dire à remettre en cause une distribution des corps, une configuration de l’espace, un mode du visible et du dicible, une organisation du faire, bref un certain état de domination, de délimitation entre ce qui est partagé par tous et ce qui est exclusivement réservé à quelques uns.

C’est dans cette acception du terme, plus que dans son acception politicienne, que l’action des jeunes des banlieues a été politique. Si leur révolte a gêné le gouvernement et troublé certaines ambitions présidentielles, elle n’était pas guidée par la volonté de prendre le pouvoir d’État, ni par la tentative de peser sur la prochaine campagne présidentielle, ni même par l’espoir qu’obtenir une quelconque amélioration de leur situation.
Elle se situait à un autre niveau. Les incendies de voitures en formes d’happenings pyrotechniques géants visaient avant tout à inverser, ne serait-ce que temporairement, le rapport entre le visible et l’invisible qui rejetait leurs acteurs à l’écart de la communauté nationale (après avoir été spectaculairement ébranlé, ce rapport a aujourd’hui repris ses droits : l’«ordre» est revenu).

Ces jeunes Français condamnés à l’exclusion sociale, à la précarité professionnelle, à la répression policière, à la discrimination ethnique, mais dont leur pays ne voulait rien voir ni rien savoir, ces jeunes se sont littéralement enflammés sous l’étincelle symbolique des provocations verbales répétées du ministre de l’Intérieur.
Les flammes des voitures incendiées, qui ont illuminé d’une lumière aussi violente qu’éphémère les nuits d’émeutes autant que la nuit de l’exclusion, étaient d’une certaine manière les feux de leur colère ; elles fonctionnaient aussi comme des balises pour orienter les regards vers le territoire de leur marginalisation; elles participaient à l’acte politique d’inverser leur invisibilité en une visibilité à grand spectacle sur la scène de la communauté nationale toute entière.
Acte indissociablement esthétique et politique auquel le pouvoir a répondu de la seule façon, politicienne et policière, dont il est capable : l’état d’urgence.

Au-delà de la question de leur pertinence et leur efficacité, au-delà de tout jugement sur les méthodes, on peut reconnaître que les incendies de voitures ou d’équipements collectifs étaient politiques, non politiciens, et esthétiques.
Autant que le rap est (ou a pu être) politique par son esthétique : moins par ses paroles, aussi violentes et engagées soient-elles, que par le fait qu’il rend audibles des sons et des rythmes issus des cités, étrangers à l’univers sonore de l’ensemble de la communauté. Le rap donne une voix aux sans voix des cités, comme le jazz a pendant longtemps fait entendre la voix de la communauté noire américaine par delà la domination et la ségrégation.

La mobilisation des jeunes contre le CPE est également, mais différemment, politicienne, politique et esthétique. Politicienne, parce qu’elle bouscule le pouvoir et ses stratégies électorales; politique, parce que l’immense «Non!» collectif qu’elle lance dans le pays vient fendre et inverser le mutisme et la torpeur d’une jeunesse, essentiellement étudiante et lycéenne, qui est restée longtemps anesthésiée par la précarité et le déficit d’avenir.
Mais il y a aussi une esthétique de cette mobilisation politique en ce qu’elle adopte des formes que tout à la fois elle reprend et renouvelle : les assemblées générales, les occupations, les manifestations surtout, sont des modes d’action, des opérateurs de visibilité, des porte-voix, mais aussi des formes d’expression, inscrits dans une tradition de luttes, et à chaque fois réinventés, parfois jusqu’aux limites du théâtre vivant.

L’activité politique qui reconfigure l’espace, qui change la destination des lieux, qui déplace des corps, qui modifie les rapports du visible, qui défait et recompose l’organisation sensible de la communauté, est esthétique en son principe.
Ce qui confère souvent aux événements politiques les plus dramatiques une intense et très ambiguë beauté…

André Rouillé.

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Miri Segal, Nécrofleur, 2003. Digital C-Print. 60 x 80 cm. Courtesy galerie Kamel Mennour. © Miri Segal.

Lire :Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

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