ART | INTERVIEW

Esther Ferrer

PPavlina Krasteva
@28 Sep 2010

Rencontrer Esther Ferrer, artiste majeure de l’art-action dès les années 1960, c’est revivre une période passionnante durant laquelle l’art minimal, conceptuel, féministe et la performance, occupaient le devant de la scène artistique.

Depuis les années 1960, Esther Ferrer développe un travail multiforme: tableaux, objets, photographies, performances ou installations. Le 7 octobre, dans le cadre du cycle «Vidéo et Après» au Centre Pompidou, Esther Ferrer présentera son travail ainsi qu’une conférence–performance intitulée «L’Art de la performance: théorie et pratique»

Pavlina Krasteva. Comme nombre d’artistes des années 1960, vous avez abandonné la peinture pour vous consacrer à la performance. Quelles étaient vos principales préoccupations et revendications?
Esther Ferrer. Je faisais de la peinture et je dessinais depuis toujours, mais je n’ai jamais fait d’école d’art. Dans les années 1960, à San Sebastián (Espagne), j’ai créé un «Atelier de libre expression enfantine» avec le peintre José Antonio Sistiara. J’aime le dessin et je dessine toujours les partitions de mes performances par exemple.

En 1967, j’ai rencontré le groupe ZAJ, réunissant principalement des compositeurs, qui m’ont proposé de travailler avec eux. J’ai réalisé ma première performance avec ZAJ, c’était très intéressant et j’ai continué dans cette direction.

C’était juste avant mai 1968 (qui était déjà dans l’air), et je n’avais aucune envie de produire des objets pour le marché. Ce qui m’intéressait dans la performance, c’était son côté éphémère, le fait qu’il n’y ait pas de traces, seulement le souvenir dans la mémoire des gens qui étaient présents. C’est merveilleux, ton corps suffit pour faire une performance, c’est l’art nomade par excellence, tu peux aller partout. Surtout dans mon cas, car j’emploie vraiment très peu d’éléments en général.

D’autre part, il y avait le mouvement féministe avec la revendication des droits des femmes et la liberté de disposer de notre corps: «notre corps nous appartient» était l’un des slogans. C’est à ce moment que j’ai commencé un travail photographique sur le corps, comme beaucoup d’autres artistes. J’ai fait beaucoup d’autoportraits, en commençant par la série «Mis labores», des photos cousues, brodées, etc. J’ai fait aussi la première version de La Caida (La Chute): des photos de mon sexe retravaillées. Dans cette série, je fais référence au texte biblique, car pour moi le «pêché originel», c’est le fait que la femme décide d’utiliser son intelligence… C’était une époque de grand activisme tant du point de vue social, que de la lutte féministe. Comme je suis féministe 24h/24h, je suppose que cela se reflète dans mes œuvres. Mais il y a beaucoup d’autres sujets qui m’intéressent comme l’immigration, l’absurde, le détournement, l’ironie et surtout le temps.

La plupart de vos actions n’ont pas été filmées. Est-ce par exigence d’une configuration d’espace-temps — présence ici et maintenant? Par méprise de l’objet, de l’argent ?
Esther Ferrer. C’est une question assez complexe. Quand j’ai commencé à faire des performances dans les années 1960, il n’y avait pas de vidéo en Espagne. La première vidéo que j’ai vue était de Nam June Paik, en 1972 aux Etats-Unis. Lorsque nous faisions des performances en Espagne, il n’y avait même pas de gens avec des appareils photos, personne ne se préoccupait de documenter quoi que ce soit, et c’était très bien, ça restait dans la mémoire. C’est pour cela que mon travail comporte peu de documentations. Une photo ou une vidéo ne peuvent pas se substituer à la performance. Les quelques photos qui existent de ce temps-là ont été faites par des gens que je ne connaissais pas. Je n’ai jamais utilisé mes vidéos de performances comme œuvres.

Á l’occasion de mon exposition «Au rythme du temps» en 2005, j’ai décidé de faire une version vidéo de mon «Autoportrait dans le temps», une série de photos qui, comme son nom l’indique, traite la problématique du temps qui passe et ses traces. Mais dans ce cas-là, c’est une œuvre plastique, pas une performance. Il m’intéressait aussi beaucoup de voir comment la lecture d’une œuvre est différente selon le support, non seulement le rythme de la lecture mais aussi son interprétation.

Pourriez-vous nous parler de la première performance que vous avez voulu filmer?
Esther Ferrer. J’étais invitée en Pologne, je ne me souviens plus quelle année, pour réaliser une performance. J’ai décidé de faire une version vidéo d’Un espace est fait pour être traversé, car je ne pouvais pas y aller. Puis j’ai modifié la vitesse et cela a donné un effet très intéressant. Dans cette performance, je parcours un espace dans sa longueur de manières différentes: au pas de cours, en rampant, avec une chaise etc.

Je trouve intéressante et très puissante votre pratique de la réactivation d’anciennes performances… Vous répétez les mêmes gestes, contraints, modifiés par le temps, par l’imperfection du corps...
Esther Ferrer. Oui, j’ai toujours fait plusieurs versions de mes performances. Elles peuvent varier en fonction de l’espace, ou par envie de les faire autrement, ou parce que mon physique ne me permet pas de les faire comme avant etc. Tant que je peux adapter la performance en respectant le concept, je continue à la faire.

Par exemple, en 2009, un collectif d’artistes qui a crée un Musée Mausolée à Morille – Salamanca (Espagne) m’a invitée à enterrer une œuvre dans son cimetière. J’ai décidé alors d’enterrer une performance: Performance à plusieurs vitesses des années 1980, car je ne peux plus la faire. J’ai fait beaucoup de versions, mais comme il faut courir vraiment très très vite, je ne peux plus la faire. Je me souviens l’avoir réalisée quelques années auparavant à Cologne, et ma fatigue a donné un aspect dramatique, ce que je ne voulais pas. Donc, je l’ai enterrée l’année dernière, mais avant de la mettre dans son tombeau — la partition et la chaise —, je l’ai réalisée une dernière fois sur place, elle y est aujourd’hui sous une plaque noire de granit qui indique le nom, les dates, etc.

De 1966 à 1996, vous étiez membre du groupe ZAJ célèbre pour ses actions musicales et radicales. Que retenez-vous des activités de ZAJ?

Esther Ferrer. John Cage était une référence obligée dans le monde de l’action et bien sûr pour ZAJ aussi. Personnellement, je peux dire que Cage m’a enseigné à écouter les sons du monde, il a énormément enrichi mon univers sonore, m’a appris aussi à apprécier tant les bruits que le silence. Dans notre travail, nous étions totalement libres, nous ne faisions jamais de performances collectives, chacun de nous faisait ses œuvres et après nous établissions le programme. Si pour mon action, j’avais besoin par exemple d’une ou deux personnes, je demandais à Juan et à Walter de la faire avec moi, et eux faisaient de même.

Avez-vous eu des échanges avec des artistes de Fluxus?

Esther Ferrer. Oui, j’ai connu Georges Maciunas en 1972, puis j’ai rencontré plusieurs artistes de Fluxus. On était dans la même mouvance, on avait la même admiration pour John Cage et Marcel Duchamp. … Mais Fluxus était et est toujours Fluxus, et ZAJ était ZAJ. Parfois, on se retrouvait dans les mêmes festivals. Dick Higgins m’avait demandé un jour de participer à une de ses performances, parce qu’il avait besoin de quelqu’un…

Utilisiez-vous des matériaux sonores dans vos actions?
Esther Ferrer. Quand on a commencé à faire des performances dans les années 1960, on les appelait «théâtre musical», le mot «performance» ne s’employait pas dans le sens d’aujourd’hui. Juan et Walter étaient des compositeurs, mais pas moi. Je ne me suis pas préoccupée de réaliser des performances musicales à proprement parler.
En même temps, comme l’a dit Cage, tout peut être de la musique. J’ai fait des actions dans lesquelles je marche d’une certaine façon afin que le bruit de mes pas s’intègre dans la sonorité de la performance.
La musique, c’est l’art du temps, et je donne beaucoup d’importance au rythme intérieur de la performance, donc le temps. Je souhaite que les gens soient conscients du temps qui passe. Pour cela, j’introduis souvent un élément qui compte le temps, une horloge ou un métronome.

Vous avez écrit quelques poèmes et des palindromes, même certaines de vos performances semblent être la retranscription d’une partition musicale comme Un espace est fait pour être traversé, 1994-95. Avez-vous un rapport spécifique à l’écriture?
Esther Ferrer. J’ai fait des études de journalisme et de sciences sociales. J’ai écrit beaucoup d’articles sur l’art, sur la lutte féministe, publiés dans des journaux, surtout dans El Pais et dans des revues d’art, comme Lapiz dans sa première époque. Et bien sûr, j’écris toutes mes performances et je fais des dessins. Normalement, le texte correspond à la première version, mais j’ajoute toujours que toutes les «interprétations» sont valables. Si je mets le mot interprétation entre guillemets, c’est parce que dans la performance, il n’y a pas d’interprétation dans le sens théâtral du terme, sinon présentation, création d’une situation.

Comme vous le dîtes, votre travail est d’«un minimalisme très particulier basé sur la rigueur de l’absurde», qu’est-ce qui vous intéresse dans l’absurde?
Esther Ferrer. J’ai toujours aimé le théâtre de l’absurde, commençant par les auteurs espagnols, et plus particulièrement des pièces de Jardiel Poncela et de Mihura, entre autres, et bien sûr Alfred Jarry. L’absurde m’intéresse parce que je ne comprends rien, ce modèle de société dans laquelle je vis me semble absurde, ou pourquoi sommes-nous ici et pourquoi allons-nous disparaître? Je pense qu’en rajoutant de l’absurde dans l’absurde, je peux peut-être réussir à comprendre quelque chose.

Quels sont vos projets actuels?
Esther Ferrer. Je poursuis mon travail avec les nombres premiers et Pi, et je poursuis aussi mes performances, cherchant toujours à les rendre les plus minimalistes possible. Je voudrais vraiment éviter de produire des objets.

 

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