ART | CRITIQUE

Esses

PGérard Selbach
@12 Jan 2008

Accrochage collectif organisé par Franck David. Esses tisse un réseau d’affinités électives pertinent où l’on retrouve les influences psychanalytiques de Jacques Lacan, Wilhelm Reich ou encore l’univers de Georges Bataille.

La galerie Chez Valentin a donné carte blanche au plasticien Franck David pour organiser un accrochage collectif de huit artistes auquel il a donné le titre de Esses, qui serait la transcription phonétique sifflante du s de pluralité artistique, de multiplicité des pratiques, de diversité et de mélange des médiums. Une exposition plurielle est toujours pertinente: elle est une fenêtre d’opportunités permettant de découvrir ou de redécouvrir, avec intérêt, la grande complexité des langages et des expressions de l’art contemporain. Cette installation multiple est également l’occasion de proposer des fragments de parcours créatifs, des haltes dans la démarche de l’imaginaire des artistes avant qu’ils n’aillent de l’avant, des arrêts sur images d’itinéraires composites. Esses tisse, ainsi, le temps du regroupement des pièces, un réseau d’affinités électives, des complicités par-delà les différences, des connexions non-dites, des trames sous-jacentes de l’imaginaire créatif comme les influences psychanalytiques d’un Jacques Lacan et d’un Wilhelm Reich ou encore l’univers d’un Georges Bataille.

Tel est le cas pour l’œuvre de Van Lieshout dont le Sensory Deprivation Helmet (1999) accueille les visiteurs à l’entrée de la galerie. Ce gros casque en fibre de verre renforcé (un matériau appelé «orgone») sert de chambre ou de sas de décompression si l’on y met la tête: un passage obligé à qui veut faire le vide sensoriel (sensory deprivation), puis se ressourcer et recouvrer son énergie grâce à l’effet thérapeutique du matériau sphérique de couleur grisée. Influencé par la pensée de Wilhelm Reich, par son «orgone therapy» et son érotisme latent, Van Lieshout a conçu des «machines organiques» ou cellules pour se détendre, se calfeutrer et se cocooner, qu’il a déclinées en des versions portables de tailles diverses, depuis des Skulls ou pièces en forme de sphère où le corps se niche et se love en une attitude fœtale, jusqu’aux Chambers de plus grandes dimensions pouvant accueillir plusieurs personnes.

En mettant cette pièce à l’entrée de la galerie, Franck David joue son rôle de passeur en revigorant l’imaginaire du visiteur et en lui permettant ainsi de se plonger plus facilement dans l’univers des créations de l’artiste qui définit son travail comme «une usine à idées». Il n’en manque pas. Sous le nom collectif et singulier de Nature morte, sa proposition, bien vivante elle, aurait dû être mise au pluriel au vu de la trentaine de vases, de pots et de cache-pots polymorphes en silicone mou, des containers multicolores en mutation et formation, en transformation et déformation. Son vocabulaire est décoratif et/ou utilitaire selon l’humeur, le regard ou l’envie de toucher du visiteur. Cette collection de pots inclassables (et incassables) est posée contradictoirement sur un Module en bois teinté noir de Mathieu Mercier pour qui «les meubles ressortent du classement». Ce «meuble de rangement ou d’arrangement» a comme dessein fonctionnel de classer, catégoriser, cataloguer, ordonnancer ou regrouper, tout le contraire de l’imaginaire débridé et multidisciplinaire de Franck David qui a accroché au mur deux capots de voitures chromés qu’un Week-end accidenté a quelque peu plissés et cabossés.

Un autre meuble, non statique cette fois, est exposé: les Chaises de Veit Stratman dont il avait proposé diverses versions, tels Les Anneaux et La Chaîne des chaises en 1999, et Les Tourniquets d’Enghein en 2000. Trois sièges-baquets en plastique jaune se font dos. Ces chaises mobiles, posées sur des roulettes, peuvent être «poussées dans les rues par des amis qui s’amusent», aime à imaginer le designer. La vie sociale, pour lui, est tributaire de la forme des mobiliers publiques qui conditionnent notre comportement, nos échanges et nos mouvements.

Derrière un rideau de velours rouge Sans titre, impression sur velours de Mathieu Mercier, imprimé d’un grillage torsadé en losange, la vidéaste Anne Parian présente sa dernière œuvre: Le Corps, notes vidéographiques, 08mn 08s. L’art vidéo est devenu un médium très en vogue qui modifie la production d’images et renouvelle le langage de la télévision et du cinéma par des montages rapides, lents ou répétitifs, en des constructions postmodernes. Les explorations visuelles et musicales d’Anne Parian ont comme source des extraits de Télévision, un texte de Jacques Lacan. La vidéaste eut envie de réentendre un passage de crédit qu’elle fit relire par Nathalie Quintane et qu’elle enregistra à distance, sur répondeur téléphonique. À partir de la phrase centrale: «Un affect, ça regarde-t-il un corps?», elle crée des expériences visuelles où se mêlent herbe, enfant bondissant, visage de femme et guitare en gros plan. Quant à la mise en musique de genre techno de Xavier Bousoiron, Stéphane Bérard et Nathalie Quintane (passés en concert à Beaubourg), elle joue un rôle central pour l’intégration de l’ensemble. La vidéaste traite des affects par la performance, le corps en mouvements et l’ambiance musicale, le tout en une expression stimulante et rythmique. Un travail qui devrait surmonter les réticences de certains à l’égard de la vidéo.

Enfin, en contraste total avec le bruit et le mouvement des images de la séquence vidéo, deux photographies en noir et blanc, silencieuses et figées, de Jean-Luc Moulène sont d’un classicisme parfait, sans manipulation des formes ni des couleurs. Dans la tradition figurative, l’artiste nous offre des vues traditionnelles de la Seine à Paris et du canal Saint-Martin. Mais son souci de structure renouvelle le genre et l’amène à rechercher les perspectives axiales construites par contrastes de lumière et d’ombre en une sorte de clair-obscur. Il porte une attention particulière aux effets de lumière intense et blafarde, ainsi qu’aux reflets irisés et scintillants du soleil sur les pavés et les flaques d’eau du canal mis à sec.

Avec cette exposition multimédia, la galerie Chez Valentin est lieu de recherche et espace créatif qui mérite le détour. Si le regroupement hétérogène de pièces est le prétexte de rencontres et d’échanges éclectiques pour un large public, pour les artistes, cette mise en scène collective permet aussi d’opérer des croisements d’idées et des rapprochements osés, et donc, d’accroître leur liberté d’expression.

Van Lieshout
— Sensory deprivation helmet, 1999. Polyester, matériel d’isolation. 50 x 60 x 80 cm.

Franck David
— Nature Morte. Silicone. 19,5 cm (haut.) x 14 à 18 cm (dia.).
— Nature Morte. Silicone. 22 cm (dia haut) x 47cm (hauteur) x 19cm (dia fond).
— Nature Morte. Silicone. 28 cm (dia haut) x 20cm (hauteur) x 28cm (dia fond).
— Nature Morte. Silicone. 23 cm (dia haut) x 12 cm (hauteur) x 17 cm (dia fond).
— Week-end. 2 capots de voitures chromés. 134 x 101 cm.

Veit Stratmann
— Les Chaises, 2002. Métal, assises en plastique, roues. 35 modules. 80 x 108 cm.

Jean-Luc Moulène
— La Seine à Paris, 10 mars 2002, 2003. Cibachrome sur alu, cadre érable. 3 x 3 cm, 69 x 81 cm, 40 x 52.
— Débord, mapucho river, Santiago de chili, 27 juin 2002, 2003. Cibachrome sur alu, cadre érable. 3 x 3 cm, 69 x 81 cm, 40 x 52 cm + 12,5 cm marges blanches.

Mathieu Mercier

— Module, 2002. Médium teinté noir. 74,5 x 36 x 27 cm
— Sans Titre, 2003. Impression sérigraphique sur velour. Dimensions variables.

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