PHOTO | CRITIQUE

Esprits de corps

PFrançois Salmeron
@23 Fév 2013

Suivant sa propre démarche, chaque photographe présenté dans «Esprits de corps» se focalise sur les dimensions existentielles et artistiques que l’on prête au corps. Une façon d’interroger notre être-au-monde, notre manière de nous percevoir et de nous représenter, ainsi que notre précaire condition humaine.

Le parcours d’«Esprits de corps» débute par les autoportraits de John Coplans, réalisés de 1984 à 2000. Délaissant ses activités de peintre, d’enseignant ou de commissaire, l’artiste américain se plonge dans la photographie et réalise plusieurs séries portant sur son propre corps. Dans la force de l’âge, John Coplans livre alors un portrait sans concession de lui-même. Son corps nu, poilu, ventripotent et ridé, détonne des canons de la beauté. On perçoit néanmoins une certaine force, voire une grande vigueur, dans ce corps marqué par le poids du temps.

John Coplans ne représente jamais son corps dans son intégralité. Pour preuve, son visage n’apparaît sur aucun tirage, donnant ainsi un aspect impersonnel et universel à son œuvre. Seul le corps, donc, y transparait. Un corps toujours fragmenté, notamment dans les triptyques Frieze, qui se rapproche parfois de la statuaire par les poses qu’il adopte. Un corps qui apparaît également comme un véritable paysage, comme un champ topographique. Le dos, semblable à une grande plaine lisse dans Self-portrait, back and hands, ou le ventre flasque et parsemé de touffes de poils, nous rendant un sourire triste, avec son nombril tombant et sa cicatrice.
Et les formidables gros plans se focalisant sur les mains de l’artiste, mains fripées, tachetées par l’âge, traversées de crevasses, dont les doigts s’entremêlent dans Interlocking Fingers.

Pierre Molinier reprend à son compte le thème de l’autoportrait, mais dans une tonalité totalement différente puisqu’ici, son corps est travesti, habillé, entouré d’accessoires, et photographié dans une mise en scène plutôt sophistiquée.
En effet, les photographies de l’artiste français se déploient dans un univers fétichiste, où le corps de l’homme devient androgyne. Pierre Molinier rapportait d’ailleurs à propos de son œuvre picturale: «Je chante dans ma peinture ce que la société imbécile appelle mes vices et que je comprends comme mes passions».

Dans un premier temps, ses photographies pourraient donc nous désemparer, comme si elles n’étaient que les fruits d’une imagination perverse. Prenant des poses pour le moins suggestives, voire carrément obscènes, Pierre Molinier est maquillé, arborant un masque de velours, des porte-jarretelles, des talons et une fausse poitrine. Sur une chaise ou allongé sur un lit, dans une atmosphère rappelant celle des boudoirs, il déploie suavement ses longues jambes ou les écarte, montrant ostensiblement ses parties génitales.
Pourtant, on ne prêtera aucune vulgarité à ces séries. On y verra sans doute des références à Georges Bataille ou au Marquis de Sade, et surtout, un corps qui s’exprime, qui ose incarner ses fantasmes, libère ses pulsions les plus fondamentales, et ce, afin de jubiler.

Il émane ainsi du corps de Pierre Molinier une troublante sensualité, notamment sur le tirage A l’abri dans ma beauté. Il se dédouble et se fait l’amour à lui-même dans Double autoportrait, ou se démultiplie dans un corps fantasmé à travers des photomontages (Méditation vampirique ou Le Triomphe des tribades ou Sur le pavois). Un corps finalement exubérant, passionné et multiple, n’ayant cure des tabous ou de la bienséance en règle dans la société.

Miroslav Tichy apparaît également comme un esprit marginal et indépendant, vivant à rebours des idéologies dominantes. Le photographe tchèque est en effet considéré comme une curiosité dans le monde de l’art. Découvert dans les années 80, et exposé pour la première fois en 2004, son œuvre a d’abord été rangée du côté de l’art brut. Interné plusieurs fois dans des hôpitaux psychiatriques, Miroslav Tichy vivait renfermé dans son atelier, où il confectionnait ses propres appareils photo, et s’occupait lui-même des tirages. Hirsute vêtu de haillons, il passait ses journées à errer dans les rues de sa ville natale, Kyjov, afin de capturer des clichés de femmes qu’il aura croisées sur sa route.

Les photographies de Miroslav Tichy comportent ainsi une certaine charge érotique. On y perçoit des corps de femmes, passantes ou anonymes. Leurs visages sont souvent coupés, floutés, voire carrément absents, notamment lorsque les photos sont prises de dos. Les corps féminins y sont toutefois voluptueux: bras nus des débardeurs, cuisses dévoilées des mini shorts, ou maillots de bain découvrant des corps quasi-nus dans les clichés dérobés depuis les grilles de la piscine municipale.

Ces clichés apparaissent alors comme des instants volés par l’œil d’un arpenteur invétéré. Dégainant son appareil sans forcément regarder au travers du viseur, le style de Miroslav Tichy est assez peu net, sur ou sous-exposé. Les négatifs ont été mal conservés et nous sont parvenus endommagés. Ils témoignent néanmoins d’une réalité érotisée et fantasmatique, quasi onirique, à travers des clichés retouchés au crayon par l’artiste, montés et encadrés sur des matériaux pauvres, comme des journaux ou des cartons.

Catherine Rebois, quant à elle, propose un inventaire des corps à travers quatre séries de photographies. Le Geste comporte un ensemble de diptyques où le modèle tour à tour danse, s’étire, semble lutter, se cacher ou se protéger. Le corps s’exprime et se déplie, ou au contraire, se renferme. On note aussi un certain décalage entre les diptyques, signe des failles et des imperfections qui traversent tout corps.
Avec Encorps ou Corps lato sensu, Catherine Rebois poursuit ce travail sur les diptyques, le corps étant toujours découpé en deux, brisé par une césure noire qui ne lui permet alors plus de concorder avec lui-même. Cette césure incarne ainsi le décalage qui demeure entre l’image que l’on donne de soi, et la représentation qu’autrui ou soi-même peut s’en faire.

La série Démesure s’ancre enfin dans un questionnement métaphysique. Depuis la philosophie dualiste de René Descartes, le corps est compris comme une étendue, par opposition à l’âme qui est une substance pensante, immatérielle. Pour autant, le corps comme étendue est-il nécessairement mesurable et quantifiable? Et se réduit-il à n’être qu’un pur ensemble de rapports mécaniques?

De son côté, Joel Peter Witkin entraîne le corps dans des contrées mystiques. Inspiré par la religion judéo-chrétienne et la tradition picturale occidentale, ces deux tendances transparaissent dans son œuvre photographique. Il fait notamment référence à des épisodes bibliques et au péché originel avec The Arrival of Eve. Ce moment de la chute, marquant du sceau de la misère notre condition humaine, semble d’ailleurs hanter toutes les photographies de Joel Peter Witkin.
Il s’intéresse tout particulièrement aux corps difformes ou amputés des «freaks», il réalise des natures mortes avec des têtes décapitées ou des membres récupérés dans des morgues. On prête ainsi aisément des connotations sombres et morbides à ces mises en scène, se référant par ailleurs aux vanités.
Le corps devient ici le tombeau de l’âme, le marqueur de notre concupiscence et de notre précarité.

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