PHOTO

Erwan Bouroullec

Anne Bony. Comment envisagez vous le travail avec une galerie ?
Erwan Bouroullec. Pour nous la galerie est un lieu d’expérimentation idéal. Après un certain temps de travail avec des industriels, on a besoin d’espace pour essayer des choses, qui sont un peu trop nouvelles pour l’industrie. Elles ne répondraient pas encore au critère de réalité. C’est le moment pour nous d’émettre des idées, de montrer des choses dans un état réel et sensibiliser le public à une forme d’avenir. Plus généralement, le travail à la galerie nous aide à faire un travail prospectif, virtuel, conceptuel, et à formuler des projets plus forts.

Vous n’avez pas donné de titre à l’exposition ?
Erwan Bouroullec. Nous ne lui avons pas donné de titre, car les objets qui se retrouvent dans cette exposition n’ont pas forcément à voir les uns avec les autres, et ne constituent pas une proposition globale pour un lieu à un instant T.

La forme textile semble proche du travail réalisé pour le modèle Facett édité par Ligne Roset en 2005. Est ce la thématique de votre exposition ?
Erwan Bouroullec. Notre réflexion s’est réellement concentrée sur la question du matelassage, nous avons eu le désir d’étudier cette matière qui apporte une grande tenue textile. Nous avons montré ce qui est généralement à l’envers du décor. Cette surpiqûre donne de la souplesse à un matériau constitué d’un sandwich de deux couches textiles avec à l’intérieur une mousse cousue. Cette matière agit comme le carton, plus que comme un textile fuyant.
Nous croyons à une plus grande importance du textile dans l’habitat, nous lui trouvons une présence sensuelle, une douceur qui parle au corps, qui s’oppose aux surfaces lisses. Lorsque vous la regardez au microscope, cette matière textile est fascinante ; elle est constituée de boucles, de fils, d’acariens… C’est une matière vivante.

Que dire du Sofa ?
Erwan Bouroullec. Le sofa est un canapé, nous rejouons son histoire, nous l’agrandissons pour venir couvrir ses bords et réaliser des côtés, monter son dossier à l’arrière en une paroi verticale, enfin lui donner un toit. Nous le transformons en une boîte, et nous remontons le textile à l’intérieur, l’idée étant que le corps n’est plus en contact qu’avec le textile. Lorsque je parle du Sofa, je parle souvent de lit, c’est un lapsus révélateur. Car dans cette espèce de lit clos, le corps est couvert, le corps est accueilli. Le fait de faire une boîte a un rôle symbolique important. Dès qu’on s’assoit dedans, on est dans un espace autonome, l’utilisateur y est sensible par un déclic mental qui le libère du monde extérieur. Il peut y lire, réfléchir, se reposer. Le toit et le mur ont aussi un rôle architectural dans la pièce. Notre stratégie était d’en faire un objet grand et stable. Nous avons eu une bonne surprise, car dans l’espace de la galerie, il n’est pas aussi imposant que nous l’avions craint, ce n’est pas une baleine incasable !

Pouvez-vous nous parler des tables basses Banquise et Rizière ?
Erwan Bouroullec. Ces tables basses développent une idée autre que celle de la présence du tissu, ces objets ont une forme de sensualité, elles déclenchent le sourire des utilisateurs.
L’idée de base est inspirée par la rizière, la banquise : le meuble est lisse, mais il y a de la douceur dans les plis. C’est une construction en plateaux successifs. Nous avions poussé les études en atelier jusqu’à dix strates. J’aime beaucoup cette réflexion, c’est un peu comme dans notre exposition Assemblages, présentée à la galerie Kreo en avril 2004.
La Rizière est constituée de trois surfaces à peu près les mêmes, mais séparées. Chez moi, je n’ai pas beaucoup d’objets, pas en quantité, je les range dans les placards, je n’ai pas envie de les avoir tous, tout le temps. J’aime faire une sélection de mes objets. La Rizière est comme les assemblages destinés à recevoir des objets qui sont proches à un moment donné, un espace versatile… Un objet qui imprime une légère classification, il crée trois zones, par exemple un espace pour les livres, un pour les verres… Il offre une possibilité de choisir.
L’idée est d’amener de façon subtile un rapport de classification, pour se faire plaisir.
La table est réalisée en pure fibre de verre garnie de gelcoat, c’est un pur objet industriel, avec une belle finition.

Et les Paravents : Bleu et Rouge ?
Erwan Bouroullec. Les pièces de tissu sont jetées sur un grand chevalet, les formes passent dans une encoche. C’est souple, il n’y a ni vis, ni agrafes. C’est une idée qui nous est venue en pensant aux ateliers de couture, aux ateliers de peausseries… Plutôt que de ranger systématiquement les matières, ils les mettent en attente sur des chevalets. Nous avons imaginé ce paravent qui est dérangeant, une pièce sauvage. Il en existe deux versions, avec deux dominantes de couleurs, je ne sais pas exactement pourquoi ces couleurs.
C’est une pièce forte. Les formes dessinées sont nonchalantes, nous avons avancé par étapes, remettant sans cesse en cause le travail. Nous avons évolué lentement. Un peu, je pense, à la manière d’artistes. Nous avons évoqué des artistes minimaux américains, nous avons affiné les proportions, les matériaux, les couleurs. Ce sont des formes gratuites, qui n’ont pas de fonction particulière. Quand on s’en approche, elles semblent naturelles, normales. On soulève les pans, cela évoque le Japon, et convoque les religions animistes, une certaine représentation du sacré, très raffinée, une forme de respect.
…Pour en revenir à votre question de départ sur le titre de l’exposition, nous aurions pu l’appeler Japon, nous y avions pensé, les lampes, par exemple, sont extrêmement calligraphiques.

Les lampes Lumière noire ?
Erwan Bouroullec. Oui. Il y a une longue branche qui porte la lampe, un câble au milieu qui la suspend au plafond en un point, le bras repose contre le plafond de l’autre côté, les cloches font contrepoids. En ajustant le très léger câble, on ajuste la lampe en hauteur.
Une pensée pour la lampe Tolomeo de Michele de Lucchi, ou la lampe Potence de Prouvé. Mais elle a une forme de poésie étrange, il y a une sorte d’incertitude dans cette lampe, qui est donnée par une technique basique et le principe de la loi de la gravité, simple au possible, magique. Cet objet défie l’utilisateur, il a une potentialité. Une fois que l’utilisateur l‘a fait installer chez lui, il est confronté à une lampe malpolie, on veut la centrer au dessus de la table, mais elle s’y refuse. Elle a sa propre irrégularité, elle n’aide pas les gens logiques, elle est trop versatile, poétique. Elle tombe, elle dérange l’espace construit en dessinant un biais dans l’espace.
Encore une fois je reprends l’analogie avec le Japon, qui a le don de concevoir des objets qui provoquent l’étonnement comme les ikebanas par exemple, le moins c’est toujours le plus.
Nous avons esquissé le projet de cette exposition il y a un an et demi.Â