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Erotica

Un processus pour produire de grandes photographies pornographiques: collecte sur internet de clichés pornographiques, reconstitution à l’aide de pâte à modeler des scènes de sexe, photographie des sculptures obtenues et tirage en grand format. En fait, un processus pour croiser les matériaux, les dispositifs, les pratiques, et pour interroger la représentation.

Les onze photographies pornographiques de Vik Muniz accrochées sur les murs de la galerie Xippas ne se livrent pas totalement au premier regard. Dépassant toutes le mètre, la monumentalité des pièces défie dans un premier temps l’unicité du point de vue. D’autre part, l’extrême morcellement des fragments colorés exige du spectateur qu’il trouve la bonne distance pour discerner ce qui est représenté. Le cheminement du corps du spectateur est un élément essentiel dans la perception et la reconnaissance des formes : déambulation et balayage du regard conditionnent donc leur découverte.

Vik Muniz a d’abord collecté sur internet des clichés en libre accès sur des sites pornographiques. À partir de ce matériau téléchargé sur le réseau, il a ensuite reconstitué, à l’aide de pâte à modeler, des scènes de sexe très crues. Sodomie, cunnilingus, double pénétration, fellation, amour avec deux ou plusieurs partenaires, entre hommes ou entre femmes, la plupart des figures imposées de l’imagerie pornographique est outrancièrement convoquée dans une espèce de grand carnaval expressionniste. Phallus, seins, bouches, vagins, fesses, tout est reproduit plus grand et plus gros que nature, et ces disproportions tirent la représentation du côté de la caricature, voire même de la bande dessinée (notamment la démesure des  » cartoonistes  » américains).

Reproduit selon les codes et les stéréotypes de la représentation pornographique (voyeurisme, répétition, fragmentation, focalisation, spectacle), le corps est réduit à sa plus simple expression, ramené à un ensemble d’organes et d’orifices exagérément détaillés par l’agrandissement. Le choix de la pâte à modeler, matériau pauvre et rudimentaire, n’est pas pour rien dans cette esthétique où, paradoxalement, valeur visuelle et valeur d’exposition demeurent très importantes (contrairement à l’imagerie « cheap » de l’iconographie pornographique).
Plutôt grossière et imprécise dans son utilisation, même si Vik Muniz la manipule indéniablement en virtuose, cette matière tend à exacerber les traits, ce qui crée des effets de réalité et de déformations plus importantes encore. Les empreintes digitales de l’auteur, l’accumulation de minuscules cratères et crevasses abandonnés à la surface des images, en autant d’imperceptibles aspérités, renvoient sans fard à la violence et à la frénésie de l’acte sexuel. Triturée, malaxée, fouillée, la pâte à modeler est éreintée, pétrie, au même titre que les chairs, déballées sans aucune pudeur.

Du cliché pixélisé pauvrement informé à son modèle réduit en pâte à modeler jusqu’à la photographie finale tirée en très grand format, l’objet initial ne cesse de subir des métamorphoses. Cependant, et dans la lignée de ses anciens travaux (réalisés avec des matériaux de peu de valeur : sucre, sirop, ketchup, détritus, etc.), plus que l’hybridation des médias — pratique somme toute ordinaire aujourd’hui dans la création contemporaine —, c’est la capacité de l’acte photographique à construire une autre réalité qu’interroge l’artiste brésilien.
Face à ces immenses tableaux photographiques où, en de grands aplats de couleur, le médium trace sans ambiguïtés des perspectives picturales, le spectateur est non seulement contraint à « reconsidérer le rôle de la représentation », mais il doit aussi « éprouver la vision elle-même ». De fait, avec un tel rapport de proportion, à une telle échelle d’agrandissement (caractère constitutif du médium photographique), ces fragments aux frontières de l’abstraction analysent comment la représentation transfigure l’anatomie des individus.

Sur ces territoires encore très controversés sur le plan idéologique et esthétique de la représentation du sexe, où le regard est quasiment considéré comme obscène en soi, Vik Muniz élabore un geste photographique qui déplace la question du pornographique parce qu’il engage la totalité du corps du spectateur. En jouant avec la fonction référentielle de l’image photographique et sur l’hypertrophie des formes, son geste nous déplace vers des espaces imaginaires ludiques. Certainement moins poétiques que ces anciens travaux réalisés avec des matériaux éphémères comme le chocolat, la poussière ou les nuages et, en un sens, peut être plus convenues, ces œuvres, plastiquement très belles, n’en sont pas moins dotées d’un humour grinçant propre à tout excès.

Vik Muniz
Cibachromes (2001)
— Erotica 4 (Pictures of Silly Putty). 162 x125 cm.
— Erotica 8 (Pictures of Silly Putty). 185 x 125 cm.
— Erotica 5 (Pictures of Silly Putty). 162 x 125 cm.
— Erotica 7 (Pictures of Silly Putty). 125 x 257 cm.
— Erotica 1 (Pictures of Silly Putty). 162 x 125 cm.
— Erotica 10 (Pictures of Silly Putty). 185 x 125 cm.
— Erotica 9 (Pictures of Silly Putty). 160 x 125 cm.
— Erotica 3 (Pictures of Silly Putty). 165 x 125 cm.
C-Print (2001)
— Erotica 2 (Pictures of Silly Putty). 180 x 237 cm.
— Erotica 11 (Pictures of Silly Putty). 180 x 247 cm.
— Erotica 6 (Pictures of Silly Putty). 180 x 243 cm.

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