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Eric Pougeau

Eric Pougeau, artiste à la pratique radicale revient sur son parcours et sur sa dernière exposition «Mon Amour» à la galerie Olivier Robert.

Pierre Douaire. Pour l’exposition «Mon Amour», as-tu vraiment mordu des feuilles de papier ?
Eric Pougeau. La série des feuilles consiste à s’enfoncer dans la bouche des feuilles de papier machine. Je suis parti de l’idée suivante: une mère bouffe les sous-vêtements de ses enfants. Elle les mordait et en même temps j’aimais que cela soit sensuel. J’ai transposé cette histoire en remplaçant les petites culottes par des feuilles A4. L’idée consistait entre autre à laisser un impact physique. Il fallait mettre fin au langage. Après les mots, les plaques funéraires, je voulais sortir du langage, fermer ma gueule, au sens propre comme au sens figuré.

J’ai utilisé en tout, plus de 1200 feuilles. Un peu moins de trois ramettes. J’ai jeté la moitié de la dernière tellement se fut douloureux. J’ouvrais en grand la bouche et j’enfonçais jusqu’à la gorge ces lames de papier. Je travaillais par série de cinquante feuilles. La séance durait quarante minutes. Le temps d’écouter le premier album des Liars. They Threw Us All In A Trench And Stuck A Monument On Top, si tu ne connais pas, est un disque aussi furieux qu’inventif, c’est du bon rock. Les guitares sont ultra tendues. La musique était importante pour réaliser le projet. Mais Apollinaire et ses Poèmes à Lou m’ont beaucoup accompagné également.

Pourquoi y a-t-il des traces de sang sur les feuilles exposées ?
Eric Pougeau. Après une session, j’étais physiquement obligé de m’arrêter. Pendant dix jours je ne pouvais plus ouvrir la bouche. J’avais des plaies à la commissure des lèvres. Pour recommencer, il fallait attendre la cicatrisation. Cet été les stigmates ce sont infectés. Un collier de ganglions entourait ma gorge. J’ai eu très peur. C’était impressionnant et pour ne rien arranger, je suis hypocondriaque. La douleur est inscrite dans mon travail. J’accouche toujours dans la souffrance. Cette fois-ci ce fut vraiment difficile, car la souffrance physique s’ajoutait à tout le reste. Je cherchais quelque chose mais je ne savais pas quoi. La même incertitude planait encore une semaine avant le vernissage. Même aujourd’hui, un mois après la fin de l’exposition, je ne sais pas encore où j’en suis.

Comment exposer un tel travail ?

Eric Pougeau. Le dernier désagrément s’est produit lors de l’accrochage. J’avais préparé le coup et élaboré quelque chose de parfait. Une fois sur le mur, c’était nul à chier ! J’ai failli tout arrêter car plus rien ne fonctionnait. Un an de travail et d’obsessions partait en fumée. Mes intentions du début n’étaient plus visibles. Il fallait que je comprenne les étapes qui m’avaient mené jusque-là. J’ai relu mes notes. Je me suis appliqué à suivre la chronologie des événements des dix derniers mois. Grâce à cela, j’ai pu remettre les choses en place dans ma tête et sur les murs.

Est-ce difficile de sortir de cette série ?
Eric Pougeau. Je suis encore dans la série. Je n’ai pas encore sorti la tête de l’eau. C’est la première fois qu’un travail dure aussi longtemps. Il n’y a eu aucun arrêt entre le début de l’expérience, l’année dernière, et sa présentation cette année. D’habitude, il y a toujours un temps mort, mais là pas du tout. Ma peau et mon esprit sont encore marqués. Il est difficile de poser des mots sur tout ça. Ce fut une période intense et dramatique tant sur le plan émotionnel qu’artistique. Mais pour résumer l’histoire je pense qu’à l’arrivée je parle du désir de mort. L’envie de se donner la mort.

Mélanges-tu toujours ton art avec ta vie ?
Eric Pougeau. L’exposition «Mon Amour» est la conséquence d’une année assez tourmentée. Elle en est le résultat autant que la chute. La vie s’est mélangée à l’art, à l’amour. Mais il n’y a que moi qui peux le percevoir. Du début du projet jusqu’à l’accrochage de l’exposition, mon travail est toujours autobiographique. Mais cette donnée n’est pas forcément ce que l’on perçoit en premier dans l’oeuvre. Personne n’est obligé de connaître les coulisses pour les comprendre. Je me nourris de ce que je vis. C’est le moteur de ma démarche, c’est aussi sa nécessité.

Tes aphorismes grossiers et insultants, c’est fini ?
Eric Pougeau. J’ai pris le risque de ne pas être compris. Les travaux d’écriture ont provoqué beaucoup de témoignages spontanés. Des jeunes de vingt ans ce sont reconnus dans ces phrases. Il y avait de l’encouragement et de l’amour dans leurs messages. Avec la fin du langage dans mon processus plastique, j’ai pris le risque de m’amputer de l’empathie de ce public qui me soutient et me supporte depuis dix ans. En tentant une nouvelle direction, j’avais peur de me casser la gueule. Par contre, j’ai eu la chance d’être soutenu par quelques critiques et acheté par des collectionneurs. J’avais des doutes et une peur bleue de me confronter à un échec.

Il y avait de l’humour dans ces séries ?
Eric Pougeau. L’humour était très présent au tout début. Elle était une arme de survie, un camouflage idéal. Elle jouait le même rôle que le rire pour les personnes qui se cachent derrière. J’ai recherché les bons gros mots. J’ai fait attention. Cela n’a pas pris beaucoup de temps. J’ai évité les adjectifs et choisi un style et une forme minimale. Le slogan devait être concis et précis. Je recherchais un équilibre dans la typographie, mais aussi dans les insultes. Il y avait autant de phrases misogynes que masculines. Au-delà du trait d’humour, Putain d’ta race évoque aussi le racisme, Pédé l’homophobie, Salope la violence faite aux femmes.

Et l’enfance ? Je pense à cette photo qui ressemble au petit Grégory.

Eric Pougeau. Sur la photo, ce n’est pas le petit Grégory, c’est moi enfant. Avec cette pièce qui mélange, photo d’archive, cahier d’écolier et écriture manuscrite, j’ai compris qu’écrire pouvait devenir ma pratique artistique. La volonté de faire des plaques funéraires est partie de là. En passant par l’objet, l’intérêt et la richesse de l’écriture sont devenus évidents. Combiner les deux m’ouvrait la porte à la narration. L’écriture, dans ma pratique, c’est de la fiction.

Qui est cet enfant ?

Eric Pougeau. C’est un enfant qui s’en va, qui décide de quitter sa famille. Il représente mon enfance qui est derrière moi. Si la famille est évoquée, c’est la société en général qui est visée. Il veut fuir un système, une cellule familiale érigée en système. L’enfant est amené à prendre une décision. Dans ce contexte étouffant, il doit choisir. Il est au milieu des conflits familiaux. Son choix hypothétique le conduit à une impossibilité. Son drame est qu’il ne peut pas choisir. Il est pile au centre d’une situation qui peut, à tout instant, dégénérer ou exploser. Il veut fuir.

Pourquoi s’exprimer avec des plaques funéraires ?
Eric Pougeau. J’ai fabriqué les plaques en 2001. Elles étaient des réactions au réel. Elles m’ont révélé la frontière qui sépare le langage de la violence physique. Un mot de trop peut provoquer une bagarre. Ce fut un détonateur. Cette prise de conscience a ensuite mûri pour devenir la matière de mon travail. Le point de départ n’est intéressant que si la réflexion qui suit est au niveau. La violence que j’exprime n’est pas celle des persécuteurs ou des bourreaux, elle est celle des témoins. Je me mets dans la peau du coupable. Un besoin intérieur doit me pousser à faire les choses. Mon moteur, ce sont mes obsessions. L’art est une nécessité pour moi. La violence est l’élément que je questionne le plus. Je la dépasse en la distillant dans ma production. Pour survivre, j’extrais du monde qui nous entoure cette ultra violence. Je la place ensuite dans mes œuvres mais je déteste la violence.

Quand as-tu montré les plaques pour la première fois ?
Eric Pougeau. J’ai montré une couronne en 2002 à la Nanogalerie rue Louise Weiss. La devanture de la galerie Perrotin avait été transformée en vitrine. J’avais rencontré Thomas Dryll à l’Institut de sondage Ifop quelques années auparavant. Il travaillait depuis à la galerie Almine Rech. Il connaissait ce que je faisais et m’a encouragé à déposer un dossier de candidature. La couronne funéraire avec son bandeau Salope n’est pas restée très longtemps. Les riverains se sont plaints. En tout, j’ai réalisé six plaques et à peu près autant de couronnes. Il y a Fils de pute, Putain d’ta race, Enculé, Pédé, Salope.

Comptes-tu continuer avec les plaques ?

Eric Pougeau. Non, j’ai envie de boucler ce cycle. Antoine de Galbert, le collectionneur et le créateur de la Maison rouge, me soutient depuis le début. Il a plusieurs œuvres de moi. Les rares fois où on s’est rencontrés, on a parlé de la mort. Quand je lui ai expiqué que je voulais fabriquer ma tombe, il m’a tout de suite proposé son aide pour sa production et son exposition. Je n’aime pas parler avant, mais la pièce est en cours de fabrication, et, normalement, elle devrait être exposée à la Maison rouge. Je n’en dis pas plus parce que je veux que cela reste une surprise. C’est une pièce unique. Un autre exemplaire d’artiste est prévu, mais ça sera mon caveau. Tout cela est couché par voie testamentaire. Ce projet est arrivé par hasard. Je venais le voir pour tout autre chose. C’est quelqu’un qui aime vraiment l’art et qui s’enthousiasme d’une façon très sincère. C’est toujours un trésor de le rencontrer. C’est une source de partage. Il présentera une exposition au Musée national des beaux-arts de Lyon à partir de sa collection. Le thème sera sa vision de la mort. Il présentera le mot «Mes chéris».

Tu es un autodidacte, raconte-moi ton parcours…
Eric Pougeau. Je suis sorti de l’école dès que je le pouvais, à l’âge de seize ans, mais j’avais déjà arrêté dès la cinquième. J’aurais pu devenir footballeur professionnel. J’ai failli intégrer le centre de formation de Nice, mais j’ai abandonné. J’ai ensuite entamé une errance jonchée de contemplations. J’étais en révolte. A vingt ans, je me suis lancé dans du rock bruitiste et expérimental en tant que guitariste. Après quelques tournées et deux 45 tours, j’ai arrêté à vingt-sept ans. En 1995, j’ai été enquêteur pour l’Institut de sondage Ifop. Pour séduire la fille qui sortait avec moi, j’ai acheté un appareil photo. J’avais écrit un court métrage pour elle. J’étais fou de cinéma. J’ai gagné ma vie en vendant des photos pour la presse et en touchant le RMI. C’est par l’intermédiaire des objets et de l’écriture que j’ai pu transcrire mes pensées et les matérialiser en 2001.

Es-tu tenté par l’écriture ?

Eric Pougeau. C’est un réflexe. Je laisse mon carnet à la maison et j’écris le matin très tôt. Il me sert de lien avec les œuvres. C’est mon fil d’Ariane. «Mon Amour» était la conséquence d’une décision. Après les plaques funéraires, j’ai décidé de fermer ma gueule. Je suis passé du papier à la réalisation. Je ne l’ai pas seulement fermée. Pendant un an, je me suis bâillonné en bouffant trois ramettes de papier aussi coupantes que du verre. Je n’ai toujours pas digéré cette aventure. Après le livre Fils de Pute (2006), il était difficile d’écrire à nouveau. Mais «Mon Amour» a été un succès commercial. Ces feuilles de papier mordues, ensanglantées ont trouvé preneur, à mon grand étonnement ! Cela m’encourage à prendre des risques. Cette façon de faire est devenu un choix de vie. Un artiste qui ne prend pas de risques me fait chier. J’ai envie d’écrire un livre. L’an passé, je n’avais pas d’idée, maintenant j’en ai une. J’ai envie de me mettre en danger. Cette forme de générosité, de don se confond avec l’utopie. Le risque est réel. Je pourrais tout arrêter par exemple et disparaître. Il ne resterait que les mots, seule trace d’une présence passée, un étouffement ultime.

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