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Entretien entre Mathieu Copeland, Philippe Decrauzat et Xavier Franceschi

A l’occasion de leur exposition «A Personal Sonic Geology» organisée en mai 2015 au plateau, le directeur du Frac Ile-de-France, Xavier Franceschi, interroge les deux artistes Mathieu Copeland et Philippe Decrauzat sur leur démarche. Ils expliquent comment on peut envisager la série de films qu’ils présentent sous la forme d’une réponse pour imaginer une exposition dont les «œuvres» dématérialisées sont réunies à travers le medium du film et se retrouvent, non pas disposées les unes à côté des autres, mais superposées.

L’exposition au plateau-Frac Ile-de-France «A Personal Sonic Geology» regroupe l’ensemble des films coréalisés par Mathieu Copeland et Philippe Decrauzat depuis 2012. Nés du désir de filmer le son, d’enregistrer des lieux et de plonger dans la matière des processus de fabrication et de destruction, ces films sont présentés selon un mode de projection intégrant l’exposition de peintures écrans monochromes.

Xavier Franceschi. Après «Waywords of seeing», l’exposition dont vous étiez commissaires l’an dernier, vous proposez aujourd’hui «A Personal Sonic Geology», où vous apparaissez cette fois comme auteurs à part entière des pièces présentées, qu’en est-il pour vous de ce changement de statut ?
Mathieu Copeland. Je reviendrais plutôt sur le principe même de l’invitation, c’est-à-dire ton désir d’inviter Philippe Decrauzat, qui, en retour, a décidé de poursuivre le travail que nous menons ensemble depuis plus de six ans, et ainsi de penser une exposition plurielle articulée entre événements et expositions. Il s’agit plus d’une volonté d’envisager la manière dont l’exposition se fragmente autant à travers ses peintures que ses films.
Philippe Decrauzat. Je pense qu’on peut voir cette nouvelle exposition à la fois comme une série de films qui sont issus d’une collaboration entre Mathieu et moi, mais aussi sous la forme d’une réponse pour imaginer une exposition dont les «œuvres» dématérialisées sont réunies à travers le medium du film et se retrouvent, non pas disposées les unes à côté des autres, mais superposées.

Pour vous, c’est donc le même type de travail?
Philippe Decrauzat. Durant notre précédente exposition, «Waywords of Seeing», nous avions montré les dessins de Marcia Hafif réalisés d’après des tableaux perdus ou détruits pour les besoins d’une publication monographique. Dan Walsh imaginait différents «filtres» pour l’ensemble de l’exposition. Morgan Fisher projetait au sol la reconstitution d’une paroi vitrée. A l’instar du chat de Schrödinger, les œuvres étaient à la fois présentes et absentes et appartenaient à plusieurs régimes en même temps.

Les films qui sont présentés — et, de fait, les filtres qui sont mis en place — sont donc les vôtres et en même temps ils reposent tous sur le principe de présenter, d’intégrer d’autres artistes… Est-ce — via le film — une autre façon d’exposer des artistes, une autre forme de commissariat?
Mathieu Copeland. Il s’agit définitivement d’une forme d’exposition. Nous cherchons avec Philippe comment réunir une constellation de personnalités, de sorte que les films rendent autant compte de l’œuvre générée par l’artiste invité que le paratexte inhérent à cette œuvre. Il est question d’une volonté de dresser le panorama d’une géographie qui nous est propre et qui nous permet de l’articuler autrement par le biais de l’exposition et du film.

Tu as justement mis en place récemment un projet qui lie commissariat d’exposition et film.
Mathieu Copeland. C’est en effet intéressant pour moi, juste après avoir réalisé «L’exposition d’un film» — une exposition à la manière d’un long métrage pour le cinéma —, de revenir avec Philippe sur une autre manière d’exposer le film, c’est à dire comment envisager et expérimenter la réalité du film projeté quand le film n’est pas œuvre mais montre l’œuvre.

Pour en revenir aux artistes en question, comment les avez-vous choisis, qu’est-ce qui les réunit ?
Philippe Decrauzat. C’est une suite de discussions et d’échanges qui ont toujours comme point de départ des questions relatives à la musique. Des allers et retours entre l’image et le son, la manière dont certains artistes développent un travail multi-facettes et peuvent être présentés sous différents aspects. Plutôt qu’une idée de sélection ou de choix, c’est une façon de se déplacer.
Mathieu Copeland. Effectivement, le travail avec Susan Stenger, par exemple, va nous emmener vers FM Einheit et à partir d’FM Einheit, nous allons ouvrir un champ qui est celui de la destruction, qui va nous permettre ainsi de revenir vers Gustav Metzger. Ce sont vraiment des champs connexes et parallèles.

Vous avez évoqué le fait de «filmer le son» et il est vrai que le plus souvent un musicien — filmé au moment où il produit la bande sonore du film — est la source première de l’image proposée. Au-delà, ce travail sur l’image est-il à concevoir, sur le plan de la structure, comme un équivalent visuel à cette production sonore?
Mathieu Copeland. Oui et non. Nous filmons un musicien alors qu’il enregistre la bande-son du film à venir mais dès lors que nous filmons un événement continu avec une caméra — 16 mm — qui a un temps de pellicule donné et un temps d’autonomie limité, nous créons ainsi une image discrépante, non synchrone par rapport au son. Il y a donc deux paysages proposés: celui offert par le musicien alors qu’il enregistre et celui qui est travaillé par l’image, en somme le champ et le hors-champ.
Philippe Decrauzat. Le recto-verso est ici l’emploi d’une structure imposée par le médium du film. Nous utilisons le recto et le verso de la pellicule, en la retournant simplement dans la caméra. On obtient ainsi deux images, une inversée sur les deux axes par rapport à l’autre ainsi que deux temporalités qui se développent en sens contraire. Cette méthode de superposition est d’abord un mode de désynchronisation absolue du son et de l’image et ce qui le rend possible.

Les films font-ils l’objet d’un montage à chaque fois?
Mathieu Copeland. Non, nous essayons de l’éviter au maximum et c’est ce qui rend ce procédé intéressant car il nous permet de s’en dispenser puisque le montage se fait dans la caméra. Du fait qu’il y a deux temporalités qui se superposent, couper dans l’une, c’est couper dans l’autre.
Philippe Decrauzat. Ce dispositif nous met dans une position d’enregistrement et non d’optimisation, c’est-à-dire que l’on ne va pas pouvoir reconstruire, tout se fait via le medium, par la machine, par ce qui a été décidé et mis en place au préalable. Nous suivons et appliquons une règle du jeu.
Mathieu Copeland. Un des aspects de cette exposition qui nous fascine est que nous sommes confrontés à un film au statut ambigu et flottant en cela qu’il n’est ni une œuvre, ni un documentaire, ni l’appropriation d’une œuvre.

Justement, comment définiriez-vous le statut des films que vous allez présenter?
Mathieu Copeland. En présentant pour la première fois une réouverture complète des espaces du plateau, ce qui nous intéresse est justement de ne présenter dans les espaces aucune œuvre physique… Qu’il s’agisse de performances filmées, d’événements, ou de peinture, comme pour la peinture de Peter Halley ou de John Armleder, l’accès à l’œuvre s’effectue au final par un autre biais. L’espace est vide et pourtant, il s’incarne par cette présence des films.

Dans l’histoire de l’art — aussi élargie soit-elle — nombre d’œuvres ont été réalisées à partir d’œuvres d’autres artistes, sans que cela empêche de parler d’auteurs…
Mathieu Copeland. Bien sûr! Mais permets-moi de rappeler que nous ne faisons pas œuvre d’œuvres.
Philippe Decrauzat. Nous travaillons avec des œuvres et des auteurs, mais aussi des interprètes et des partitions, des lieux et des modes de fabrications, et j’en oublie. Par conséquent il devient absurde de hiérarchiser ces entrées, nous sommes intéressés par la diffraction.
Mathieu Copeland. En parlant avec Peter Halley, nous faisons le choix ensemble de l’œuvre que nous allons filmer et de la manière dont cela va être filmé. En réfléchissant au procédé technique que nous mettons en place, Peter nous rappelle que, de fait, cette double superposition lui évoque ses peintures «qui sont à l’envers de l’envers». Je trouve cela beau que cette discussion mette finalement l’auteur de l’objet que l’on filme au même niveau que nous et que le lieu où cela est filmé.

L’exposition intègre nombre d’événements antérieurs dont ceux qui ont eu lieu au plateau pendant les périodes d’inter-exposition dans les espaces vides et utilisés tels quels. Est-ce à dire que vous pensiez dès le début à ce projet d’exposition?
Mathieu Copeland. Dès le premier événement que nous avions proposé, il y avait justement cette vocation première de filmer chacun des musiciens invités, avec toujours cette volonté de convoquer l’événement comme site de production de portraits d’œuvres, portraits sonores et portraits de musiciens… Ainsi, même si nous avions déjà le cadre global, cela suit la mise en œuvre d’un procédé que nous travaillons depuis plus de six ans…

S’agit-il en fin de compte d’une seule et même proposition déployée dans le temps ?
Philippe Decrauzat. Oui, rétrospectivement c’est ce que l’on peut imaginer, mais rien de tout cela n’était prémédité. Comme dans un récit, il y a des digressions, des ellipses pour ensuite y revenir sous un angle différent. Un des films que nous présentons essaie de compiler une publication qui avait été réalisée au moment de l’exposition qui avait lieu à Circuit, à Lausanne en 2010, «Avant il n’y avait rien, après on va pouvoir faire mieux…».

J’aime beaucoup cette situation proposée au visiteur: un seul et même film projeté dans toutes les salles du plateau mais un parcours nécessairement évolutif …
Mathieu Copeland. Littéralement, il faudra suivre le film en marchant, en évoluant. Chaque film est vu par le prisme d’une peinture, ce qui fait écho au monochrome noir sur lesquels étaient projetés nos premiers films. Nous reprenons ici le principe du monochrome mais avec le désir de voir comment la couleur du monochrome teinte le film…. et donne aussi l’orchestration de l’ensemble de l’exposition puisqu’effectivement, nous avons une évolution de ces monochromes et de leur agencement dans l’espace même du plateau pendant le temps de l’exposition…

Le principe de «A Personal Sonic Geology», c’est aussi son caractère évolutif: tout au long de l’exposition, des changement sont introduits — changement des films, changement des supports de projection — qui font que d’un jour à l’autre, on ne verra jamais la même chose.
Philippe Decrauzat. Cinq formats ont été choisis, ils découlent d’un système progressif à partir du format 4/3. Si leurs emplacements restent les même, les couleurs vont changer tout comme les films vont se succéder les uns aux autres selon un programme prédéfini qui relève plus de l’idée de permutation que d’évolution.

Pour revenir aux manifestes, pouvez-vous rappeler ce qui est l’origine de la proposition?
Mathieu Copeland. Nous partageons une fascination pour la forme du manifeste. Une forme moderniste par excellence qui a pourtant toujours un écho dans le monde dans lequel nous vivons. Ensemble, avec Philippe nous avons utilisé les presses de Marrakech comme lieu de production d’une pensée incarnée en une phrase ou un paragraphe, une pensée dont la finalité est d’être diffusée immédiatement, d’être donnée. Le plateau nous a donné l’opportunité de parvenir à une nouvelle incarnation de ce manifeste, dans la mesure ou celui-ci devient le titre de l’événement ou de l’exposition.
Philippe Decrauzat. Je me souviens de cette phrase, citation d’une citation: «j’ai tout oublié sauf que, puisqu’on me ramène à zéro, c’est de là qu’il faudra repartir».

Tu parlais des manifestes dans le champ de l’art, mais la plupart du temps, cela incarne une pensée qui est partagée par un groupe, il y a un caractère collectif à cette expression. Ici, on a affaire a contrario à l’expression d’une pensée strictement individuelle. Peut-on vraiment parler de manifeste?
Mathieu Copeland. Absolument, dans la mesure ou il s’agit de l’expression manifeste d’une personne.
Philippe Decrauzat. C’est une manière d’adopter une position anachronique, de jouer avec une des formes de la modernité devenues intouchables. Il y a toujours ce jeu de terminologie abusive «manifeste», «portrait» … mais c’est intéressant car cela nous replace dans des situations précises. Il n’y a finalement pas plus absurde que d’inviter quelqu’un à écrire un manifeste, c’est complètement à contre-emploi. Mais ce qui est intéressant, ce sont les discussions que ça génère, aborder quelqu’un avec cette invitation est une sorte d’accélérateur qui oblige à aller très rapidement vers des questions et des positionnements très précis. Il faut assumer ce rôle et on a aussi eu des refus directs, tout à fait clairs.
Mathieu Copeland. Peut-être faudrait-il lire le manifeste par rapport à la réalité de ce projet, car au final il s’agit de la volonté de célébrer une forme.

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