ART | INTERVIEW

Entretien croisé: Lorenzo Fiaschi et José-Manuel Gonçalvès

A l’occasion des 25 ans de Galleria Continua, le Centquatre-Paris accueille, du 26 septembre au 22 novembre 2015, une grande exposition présentant les réalisations de chacun des artistes de la galerie. José-Manuel Gonçalvès (directeur du Centquatre-Paris) et Lorenzo Fiaschi (co-directeur de Galleria Continua) mènent ici un entretien croisé.

Le plaisir de l’art contemporain est-il accessible à tous?
Lorenzo Fiaschi. En tant qu’opérateur culturel, l’essentiel de notre satisfaction repose sur l’enrichissement des personnes à travers l’art, la musique, le théâtre ou toute autre discipline. Nous sommes là pour faire partager l’émotion que provoquent l’art et la culture, dans le but d’accroître le degré de sensibilité des gens. Il faut prendre conscience de ce que nous sommes, de ce que nous faisons et des raisons pour lesquelles nous sommes là. De même, la passion se partage aussi avec des personnes faisant déjà partie du monde de la culture, ce qui permet de créer une synergie essentielle à la création de nouveaux projets. Pouvoir donner au plus grand nombre l’accès à la culture est ce qui me pousse à être dans ce milieu.
Certes, en tant que galerie il y a une dimension commerciale dans nos démarches, mais qui vise uniquement à trouver des fonds de façon autonome pour générer des projets culturels. Avec Maurizio et Mario, nous sommes toujours dans l’optique de rencontrer des gens, rencontrer de nouvelles sensibilités. Voilà pourquoi Galleria Continua est allée en Chine il y a dix ans, en Toscane, dans la campagne française, et maintenant à la Havane. Nous sommes sortis des places fortes de l’art contemporain car nous voulons perpétuer cette «histoire d’art et de culture». C’est d’autant plus important aujourd’hui, avec toutes les problématiques sociales, religieuses et politiques face auxquelles nous sommes confrontés. La différence est une richesse, elle ne doit pas générer de la peur. L’autre est différent donc il faut apprendre de l’autre. Pour Mario, Maurizio et moi, la culture c’est la rencontre, c’est faire de la différence une source de créativité, de beauté, d’union, et d’amour.
José-Manuel Gonçalvès. Lorenzo explique très bien ce pourquoi nous travaillons ensemble aujourd’hui. C’est avant tout une affaire de valeur, et il est clair que dans tout ce que dit Lorenzo, il y a de la valeur humaine. Lorenzo, avec ses amis, repère des artistes qui ont un univers, un imaginaire hors norme, singulier, puis il réunit les conditions pour que ces univers singuliers rencontrent le public. Ce qui est saisissant dans ce que dit Lorenzo, c’est qu’au final il n’est heureux que quand les gens voient vraiment ce que produisent ces univers singuliers. Le Centquatre se trouve sur l’un des maillons de cette chaîne de révélation des artistes au public: ici accompagner les artistes que Lorenzo, Mario et Maurizio souhaitent présenter en créant le contexte, la situation pour que cela atteigne le plus grand nombre et que l’expérience esthétique qu’ils ont ressentis soit vécue également par le public. A d’autres occasions le Centquatre est lui même révélateurs des talents, souvent ceux de la jeune création contemporaine.

Pouvez-vous revenir sur la rencontre entre le Centquatre-Paris et Galleria Continua?
Lorenzo Fiaschi. José-Manuel et moi nous sommes rencontrés à la campagne, c’est bien la preuve que la décentralisation est une richesse! Il travaillait à la Ferme du Buisson, et moi au Moulin. Sans cette expérience à la campagne, au milieu des chèvres et des vaches, nous n’aurions jamais eu la chance de nous rencontrer.
José-Manuel Gonçalvès. Je me rappelle très bien de ma rencontre avec Lorenzo — il faisait faire une visite pour expliquer leur projet au moulin Sainte Marie, qui faisait suite au moulin de Boissy qui se trouve juste à 500 mètres de distance. En observant la manière dont il présentait les choses, j’ai compris qu’il était différent des professionnels que je rencontre habituellement, différent parce qu’il y avait à la fois sa conviction et son désir de convaincre de ses choix d’artistes pour ce lieu mais également, et c’est ce qui a le plus attiré mon attention, sa manière de projeter son ancrage territorial, l’enjeu pour une commune si éloignée des mouvements artistiques de pouvoir participer à l’histoire de cette galerie , de ces artistes . Cela m’avait vraiment beaucoup touché. Il n’y avait pas cette manière de vouloir faire une démonstration aussi enthousiaste soit elle, mais de faire vivre sa passion. C’est avec des mots plus empruntés à la passion qu’a l’expertise qu’il exposait son projet à ces personnes — majoritairement des élus. J’étais là un peu par hasard. Nous nous sommes salués chaleureusement et sans déterminer de rendez-vous on s’est promis de faire un projet ensemble. C’est aussi simple que cela.

Selon vous, quels sont les traits d’union qui font valeurs communes entre Galleria Continua et le Centquatre-Paris?
José-Manuel Gonçalvès. Ce qui me semble évident, dans notre manière de voir les choses ici — et le projet du Centquatre, c’est que nous devons être capables d’aider à la fois des artistes (les repérer et les montrer), mais aussi d’aider des initiatives artistiques publiques ou privées, plus largement esthétiques au sens, qui contribuent à des usages innovants et relient de multiples activités valorisantes. Nous essayons d’être un lieu de rassemblement des énergies créatives: qu’il s’agisse d’amateurs qui répètent ou de professionnels comme Lorenzo. Ce qui m’intéresse, c’est que chacun — et notamment les professionnels comme lui — acceptent le fait que l’art puisse être le moteur d’un un lieu constitué de vie multiple. Nous ne cherchons pas la démonstration d’un savoir et nous cherchons, surtout à faire l’expérience de la vie autrement grâce aux artistes, à l’art. En ce sens, la Galleria Continua est l’un de ses organismes vivants qui contribue à cet état d’esprit. Nous voyons bien ce que Lorenzo essaye de faire avec ses amis: au-delà de ses qualités de relations publiques qu’il fait merveilleusement bien, il est animé par le désir du partage — au sens laïque, philosophique. Je l’ai vu récemment à l’œuvre à Cuba avec Daniel Buren et Michelangelo Pistoletto: il arrivait à avoir à la fois une attention pour les enfants qui voulaient prendre des photos avec Daniel Buren, et dans le même temps être aux petits soins des deux artistes et des organisateurs qui étaient présents. C’est ce qui fait sûrement la force de Galleria Continua: ne pas essayer de faire la démonstration de l’importance de la galerie mais partager une expérience avec les artistes.
Lorenzo Fiaschi. Je suis chanceux d’avoir un travail qui me permet de voyager. Le Centquatre est un lieu exceptionnel. Il y a les jeunes du quartier qui viennent danser, chanter, jouer… il y a du théâtre, des arts visuels et des arts vivants. Le Centquatre est un espace libre, ouvert, sans contrôle excessif. Certaines problématiques ont été soulevées par la société, et cela a engendré la volonté de censure de certains spectacles. C’est un lieu de liberté, de créativité et un exemple formidable, une véritable agora. La plus belle chose pour moi est de participer à ce qui se passe ici, de comprendre que le Centquatre donne la possibilité à beaucoup de jeunes d’avoir à vivre un présent, tout en partageant un espace commun. C’est énorme. Je suis vraiment fier d’être ici. Ce sont clairement des valeurs que nous partageons ensemble. Celle de la confiance qui est très importante — chose que les gens ont de moins en moins entre eux aujourd’hui.

Comment le choix des œuvres s’est-il fait? Des thématiques se sont-elles dessinées? Vous allez montrer plus de 48 œuvres, c’est une très grande exposition qui va avoir lieu avec tous les artistes de Galleria Continua.

Lorenzo Fiaschi. Cela s’est opéré sur des coups de cœurs… José-Manuel m’exposait les siens. Il n’y a jamais un seul point de vue sur les œuvres d’art, et ils sont tous intéressants. Nous n’avons pas eu de logique prédéterminée — à dire vrai, ça serait trop difficile de faire un thème sur plus de 48 artistes venant des cinq continents et issus de générations différentes, et surtout, qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Ce sont les 25 ans, ce serait absurde de faire une sélection: quand c’est la fête, c’est la fête pour toute la famille! Nous avons également pris en compte l’espace du Centquatre, qui est un peu comme un corps humain qu’il faut faire vivre, c’est-à-dire arriver à faire circuler le sang au bon endroit: certaines œuvres s’adaptent à un lieu, d’autres pas. José-Manuel et son équipe ont trouvé des solutions pour chacun des coups de cœur — c’est génial de voir ces énergies là. C’est un cocktail d’émotion, de pensée et de discussion que nous verrons dès le 26 septembre.

Pensez-vous répondre entièrement ou du moins en partie au débat qui porte sur l’économie de la culture en proposant une collaboration tissée de fonds privés et publics?
José-Manuel Gonçalvès. On ne se pose pas la question de cette manière. Il y a une structure qui accompagne des artistes comme le ferait un label pour la musique. Pour autant, personne ne met en cause la qualité du choix artistique et tout le monde trouve ça normal qu’il y ait un label derrière. Ici, il y a une entreprise qui s’appelle Galleria Continua et qui a le talent de réunir des artistes qui ont un talent incontestable et nous plaisent. Quant à l’économie, nous l’inventons aussi; c’est une économie mixte qui est fondée tout d’abord sur les choix d’artistes — on ne fait pas d’autres calculs à ce moment là. La règle qui m’est donnée et qui me semble être la moindre des choses, comme le dit Lorenzo, c’est qu’il s’agit d’une fête et il faut que tous les artistes de la Galleria Continua soit présents dans l’exposition. Donc nous réfléchissons sur comment faire pour que toute la «famille Galleria» soit représentée et nous avons choisi les œuvres pour chacun des artistes qui n’avait pas été présenté en France ou au moins à Paris. Nous avons cherché les points d’articulation entres chacune des pièces avec en certains endroits des infra narrations qui nous intéressaient comme l’écho fait à la conférence climat qui aura lieu à Paris à l’automne. L’économie mixte publique/privée est une bonne manière de faire. Le privé, représenté par Galleria Continua, les artistes, et nous le public. Nous avons créé un lieu, le Centquatre, qui sait rassembler, faire venir du public et qui est fait pour accueillir les artistes et les arts sous toutes ses formes artistiques et sous toutes les modalités de rencontre Cette exposition affirme clairement Galleria Continua et affirme également l’abri esthétique d’un nouveau genre qu’est le Centquatre.
Lorenzo Fiaschi. Je dois dire que j’appréciais lorsque José-Manuel n’était pas d’accord, ça me permettait de voir les choses différemment. C’est une richesse supplémentaire et je ne me suis jamais senti froissé. Sur le rapport public/privé, c’est une discussion vieille comme le mammouth. On entend souvent la même chose: «le public soutient une entreprise privée, qui va exposer des œuvres et qui va les vendre». C’est hypocrite d’avoir ce raisonnement: derrière l’exposition «Renoir» au Grand Palais, il y a toujours un marché de l’art, des collectionneurs qui vendent des œuvres et qui en font un marché. Il ne faut pas oublier que vendre des œuvres c’est aussi faire circuler de l’argent, construire des expositions, payer des gens qui travaillent. Ce qui m’intéresse, c’est de faire des projets à fond la caisse pour diffuser les plus belles énergies possibles pendant nos courtes vies, et le nôtre le prouve depuis 25 ans. Etant donné les grands espaces de Galleria Continua, les installations que l’on fait sont majoritairement invendables, souvent parce qu’il s’agit de projets hors norme dans de très grands espaces: nous donnons la possibilité aux artistes de s’exprimer. Certains projets seront très coûteux à installer et je serais bien content de pouvoir les vendre… mais ce n’est pas toujours possible: tout le monde n’a pas la place pour accueillir une œuvre d’Antony Gormley qui pèse 40 tonnes et qui s’étend sur 25 mètres! De même pour La vapeur d’Anish Kapoor, qui monte à des dizaines de mètres, ou la performance de 100 musiciens de Michelangelo Pistoletto. Nos choix sont loin d’être commerciaux. Au lieu d’exposer les magnifiques peintures d’Ilya Kabakov, nous présenterons des mouches en plastique… avec un humour et un sens incroyable. Encore une fois, notre but n’est pas de faire une exposition pour vendre, mais de transmettre l’art et la culture à un public à travers des expositions, en espérant aussi vendre pour se donner les moyens de continuer cette aventure.

Pourriez-vous décrire en quelques mots une des œuvres de Galleria Continua que vous aimez particulièrement?
Lorenzo Fiaschi. Le Labyrinthe de Michelangelo Pistoletto est sans doute l’œuvre qui nous unit, José-Manuel et moi. Par amour du public, Le Labyrinthe est encore présent après quatre années au Centquatre: les enfants s’amusent, les parents sont contents. La surprise est toujours là: une œuvre très jeune faite par un artiste de 82 ans.
José-Manuel Gonçalvès. Je vais avoir du mal à départager toutes les œuvres de l’exposition, il y a évidemment les artistes comme Michelangelo Pistoletto, Pascale Martine Thayou qui font le Centquatre depuis l’origine ou presque et qui ont participé à affirmer ses valeurs. J’attends avec impatience les créations in situ à l’occasion de cette exposition de l’éternellement joueur fertile qu’est Daniel Buren et j’ai un attachement tout particulier dans cette exposition pour Kader Attia ou encore l’œuvre de Berlinde de Bruyckere. Elle fera un écho radical à l’actualité dans notre rapport à la nature. Elle évoque bien ce qui se passe actuellement, c’est à dire cette tentative de fusion dont nous ignorons si nous sommes au début ou à la fin de quelque chose en train de se métamorphoser entre la nature et l’homme. Cette œuvre s’inscrit dans l’actualité, avec toutes les questions actuelles liées à l’écologie. Cette pièce représente bien ce que Lorenzo exposait tout à l’heure, il est très important de trouver la confiance en soi au travers de la relation à l’autre; autrement dit, comment renouer le pacte entre la nature et l’homme. Ce pacte qui est en train de se renverser à force de vouloir dompter la nature, de la transformer nous sommes en train de détruire une partie de ce qui fait notre humanité. C’est une pièce d’une beauté cruelle, incroyable.
Lorenzo Fiaschi. Le Troisième Paradis de Michelangelo Pistoletto — c’est une performance. Avec un groupe de percussionnistes qui va se balader dans les rues, Michelangelo Pistoletto souhaite appeler des gens de l’extérieur pour les amener à l’intérieur du Centquatre. Un ensemble de percussions faites de couvercles de casseroles et de cymbales dessine un troisième paradis en ajoutant un cercle en plus, représentant une forme proche du symbole de l’infini, ajoutant un troisième cercle central et plus grand. Le premier paradis représente la nature, d’où l’on vient. Le deuxième paradis, c’est l’artifice, la technologie créée par l’homme. Le troisième, c’est ce dont on a besoin aujourd’hui: retrouver un équilibre. La synergie des deux premiers paradis est nécessaire, car on a besoin de la médecine, de la technologie pour ne pas retourner à l’âge de pierre, et l’art est un élément pouvant créer cette synergie, cette sensibilité. Cette œuvre de Michelangelo Pistoletto pourrait tout à fait symboliser ce qu’est le Centquatre, au-delà de l’exposition «Follia Continua».

On va célébrer les 25 ans de Galleria Continua, quel est son futur? Après Pékin, Les Moulins, La Havane? Vous avez également une association qui agit beaucoup en direction des publics.
Lorenzo Fiaschi. Avec Maurizio et Mario, nous voulons continuer avec le même enthousiasme que nous avons depuis le début de cette aventure. La question du public/privé se pose encore. Nous voulons justement continuer à sortir dans la rue pour ne pas être enfermés dans les murs de la galerie. N’ayant pas le droit de faire cela, nous avons créé une association culturelle nommée Arte Continua Dell Arte, qui nous permet d’avoir le statut adéquat. Dans ce cadre nous avons aussi fait un projet de 10 ans qui s’appelait Arte all’Arte: on demandait aux artistes de penser à des projets pour différentes villes en Toscane, dans des places, des rues, des églises… pour que les gens n’aient pas à se déplacer dans les galeries ou les musées. Les dirigeants de certains pays disent que la culture ne sert pas à grand-chose. Sans culture il n’y a pas d’éducation ni de respect. La culture ce n’est pas qu’un tableau sur un mur, une sculpture sur un sol, mais c’est l’expression de l’âme et d’un besoin. La culture c’est le respect de l’autre, qui permet de comprendre l’importance des différences. La culture c’est la mémoire d’un peuple, c’est savoir regarder pour mieux écouter et comprendre que chacun de nous est un univers mystérieux et merveilleux.

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