ART | CRITIQUE

Entrée libre mais non obligatoire

PIris Van Dongen
@15 Juil 2013

«A tous les artistes que j'ai invités, j'ai précisé deux choses, que l'entrée serait libre mais non obligatoire, le titre résume pas mal de choses, et que la question du politique traverserait toute l'exposition, y compris la façon de la construire» (Noël Dolla). Occupant l'intégralité des espaces de la Villa Arson, tour à tour artiste, professeur, commissaire, Noël Dolla met en scène un questionnement en acte de l'éducation et de la filiation.

L’exposition «Entrée libre mais non obligatoire» de Noël Dolla occupe la totalité des espaces de la Villa Arson à Nice, ceux de l’école, les galeries du centre d’art, mais également les jardins et les terrasses. Noël Dolla s’y affirme ainsi en tant qu’artiste, professeur et commissaire.
Artiste, en réactivant certaines Å“uvres, en en créant de nouvelles, et en exposant de plus anciennes. Professeur, en exposant d’anciens étudiants et en impliquant ses élèves actuels dans la réalisation de ses pièces. Commissaire, enfin, lorsqu’il invite amis et proches à concevoir des pièces, ou à mettre en scène les siennes, comme en témoigne la reconstitution de l’appartement qu’il a occupé avec Sandra Lecoq — L’Appartement du joyeux bordel qui présente en outre sa collection personnelle.

Des aspects qui varient par zones d’intensité, se succédant et se répondant, se chevauchant souvent, mais que l’on devine sous-tendus par la cohérence d’une sensibilité ainsi mise en espace et en lumière dans une exposition dont l’enjeu pourrait être qualifié de «mono/polygraphique». A la polygraphie des lieux et des intervenant vient en effet s’adjoindre le «mono» d’une écriture à la première personne.

S’il fallait extraire de ce «joyeux bordel» — expression empruntée à Pierre Bourdieu (Inrockuptibles, déc. 1998) — une ligne de force sans toutefois en occulter le caractère foisonnant, ce pourrait être cette idée d’une écriture à la première personne, qui est aussi celle de la filiation. En 1997, Noël Dolla exprimait en effet sa volonté de mettre en avant la provenance de sa pensée, et l’importance «plus que jamais indispensable de savoir d’où l’on parle. Etre peintre, affirmait-il, c’est pour moi reconnaître mes pères et savoir que je travaille comme eux, tout simplement après eux dans l’histoire».

La pièce de Gauthier Tassart (Salon de lectures, 2013) expose ainsi la bibliothèque personnelle de Noël Dolla, connu pour ses prises de position politiques, dont les ouvrages — qui font la part belle à des philosophes et théoriciens tels que Bourdieu, Foucault ou Blanqui — rejoindront la médiathèque de la Villa Arson.
Rassemblant les lectures politiques des dernières années, la parole se fait vivante puisque l’installation comprend également des vidéos d’artistes, amis ou anciens élèves, filmés en train de lire certains extraits des livres présentés sur le registre supérieur du meuble. Au centre du parcours est ainsi ménagé un point d’orgue où l’on peut s’asseoir sur les coussins disposés au sol afin de se familiariser avec le réseau théorique sous-jacent à l’exposition.

On aura auparavant pu appréhender Mémoire du désordre (2013), une pièce sonore de Pascal Broccolichi qui fait résonner les terrasses extérieures de bribes de chants révolutionnaires, ou encore La Larme militaire ou la balade à dos d’âne (2001), de Noël Dolla, qui reprend une pièce originellement présentée à la galerie Valentin, ici réalisée à partir des boîtes de conserve de la cantine, suspendues et étiquetées de sérigraphies sur le thème du danger.

La suite du parcours mènera notamment à l’éloquente Mao Zedong vs Milton Friedman, la Longue Marche assassinée par les Chicago Boys (2013), installation composée d’une cage en fer, de céramiques et de disques en carton doré; ou encore à On dansera sur vos belles vitrines (2013), de Jean-Baptiste Ganne, qui collecte des inscriptions à caractère politique dans la rue pour ensuite les reproduire en les inversant, produisant ainsi un graffiti en réserve où le mur est peint de manière à faire apparaître le message qui se détache en creux.

De manière plus ténue, c’est la couleur rouge qui résonne de part en part du parcours: un champ de parapluies rouges ouverts, qui interdisent l’entrée par la porte principale des espaces d’exposition, est l’occasion pour Noël Dolla de réaffirmer qu’il «reste rouge». Levant les yeux, on aperçoit, Lou Che (2013), armature en fer soutenant un néon posée sur un socle rouge, installée sur le toit à la manière d’un phare allumé jour et nuit, alliage du local niçois («lou») et de la figure de Che Guevara. Un fil rouge à plus d’un titre.

La question de la filiation est aussi celle de l’enseignement. Après avoir enseigné pendant trente sept ans à la Villa Arson, jusqu’en 2011 — Philippe Ramette, Tatiana Trouvé, ou encore Philippe Maillard, comptent parmi ses anciens élèves —, la carte blanche qui lui est donnée est pour lui l’occasion de se pencher sur l’enseignement en écoles d’art.
De manière générale, l’enseignement dispensé à la Villa Arson diffère de celui des écoles des beaux-arts. Ici, pas d’ateliers, pas de maîtres d’atelier, mais une coopération entre élèves et artistes en résidences, et la participation à l’élaboration des expositions. Cela se combine avec un effectif réduit: 200 élèves.

Noël Dolla regrette que l’on oublie trop souvent en France que les gens «viennent de quelque part», que l’on passe sous silence le travail des enseignants. Si le début du parcours mettait en scène le Plongeoir (1997) de Philippe Ramette — un plongeoir inaccessible installé en haut de la façade du bâtiment —, le post-diplôme n’est pas forcément synonyme de saut dans le vide. L’implication systématique des étudiants dans la réalisation des Å“uvres de cette exposition défend la version d’un professorat en acte qui déborde les limites de la salle de cours ou de l’atelier. Même pendant les vacances, les ateliers ne doivent pas rester un lieu clos et soustrait aux regards, affirme la pièce de Noël Dolla Etant donné les vacances, eau et gaz à tous les étages (2013): un trou a été ménagé dans les vitres blanchies au blanc d’Espagne, la scénographie des espaces intérieurs ayant été confiée aux élèves de première et deuxième années. Une manière facétieuse, convoquant Marcel Duchamp, de postuler en droit une charge subversive des lieux de création égale à celle de la femme nue qui s’offre à travers l’Å“illeton duchampien.

Quel meilleur contexte, alors, pour présenter l’exposition des diplômés, «En promotion», dont le commissariat a cette année été confié à Stéphane Corréard? Pour cette exposition en deux volets, dont une partie se tient à la galerie de la Marine («Le sens de la vague»), Stéphane Corréard a choisi de présenter à la Villa Arson les travaux de tous les étudiants sans exception, se refusant à distinguer entre félicités, diplômés ou recalés — il appartiendra au milieu de l’art de les faire émerger par la suite.
En abordant l’exposition des diplômés par l’étage supérieur, on se retrouve face à une vaste baie vitrée: le saut dans le vide évoqué précédemment est ici, plus adéquatement, requalifié en ouverture sur un ailleurs. La chute se double d’une attraction: un appel du large qui pose la question du moment où l’étudiant se mue en artiste. Une manière également d’envisager les rapports que l’école, perchée telle une forteresse sur les hauteurs de Nice, entretient avec les autres institutions artistiques de la ville.

Toujours est-il que cet ancrage dans le subjectif et l’idéologique semble avoir porté ses fruits: on est surpris par un panorama de la jeune création étonnamment homogène au niveau de la qualité des travaux exposés, autant que par la grande variété des pratiques des 26 jeunes artistes de la promotion 2012-2013.
On est loin de la prédominance d’une certaine peinture «sur le motif» en vigueur dans d’autres écoles d’art: les élèves ont su s’affranchir de la tutelle des maîtres. Un trait commun à ces Å“uvres serait peut-être, plus que la référence à des Å“uvres préexistantes, celui de la problématique du lieu. Beaucoup, en effet, composent avec le cadre de l’école (Mathilde Fernandez, L’Errant, où la camera suit les déambulations d’un chien à travers le dédale des terrasses), ou poursuivent, de manière moins explicite, un dialogue entre intérieur et extérieur, ou de l’intervention in situ.

Le cheminement, dont la visée clairement proclamée est de déboussoler le visiteur, est ponctué par la réinterprétation du mobilier d’Enzo Mari par Stéphane Magnin (Mobilier Enzo Mari, 2013).
En suivant ce parcours, on se rend progressivement compte que le visiteur est mis dans une position comparable à celle de l’étudiant: il s’agit d’accepter de se laisser mener quelque part. Noël Dolla insiste en effet sur la conception d’un enseignement qui s’évertue à être un programme d’émancipation: donner des outils et non pas des dogmes. A ce titre, sa pièce Tous les mots du monde (2013), une structure en inox qui se dresse du haut de ses 9 mètres sur la terrasse inférieure, et où miroitent au soleil les 26 lettres en laiton de l’alphabet, en est une parfaite illustration: la potentialité pré-langagière à l’état brut.

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