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Entre photographie et art

PAndré Rouillé

La légitimité artistique de la photographie remonte à moins d’un quart de siècle. Mais cette situation nouvelle s’accompagne d’une énorme confusion dont la fausse notion de «photographie plasticienne» est l’un des derniers avatars.
Alors que certains conformismes de pensée ont longtemps soutenu les exclusions les plus arbitraires à l’encontre de la photographie, d’autres conformismes ne voient plus aujourd’hui que mixages et passages.

Si la question de l’art et de la photographie ne se pose pas en termes d’exclusion, elle se pose différemment de part et d’autre d’une frontière assez nette et guère perméable : d’un côté, «l’art des photographes» ; de l’autre côté, «la photographie des artistes». Une disjonction culturelle, économique, sociale et esthétique, une étanchéité fondamentale, sépare ces deux territoires.

«L’art des photographes» et «la photographie des artistes» sont disjoints car les conceptions et les pratiques de l’art, autant que celles de la photographie, diffèrent radicalement d’un côté et de l’autre.
L’art des photographes est en tous points différent de l’art des artistes, tout comme la photographie des photographes ne se confond nullement avec la photographie des artistes. Non pas du seul point de vue technique, évidemment. Tout sépare en effet les univers de l’art et de la photographie: les problématiques et les formes des productions, les horizons culturels, les espaces sociaux, les lieux, les réseaux, les acteurs, si bien que les passages de l’un à l’autre univers sont véritablement exceptionnels.

«L’art des photographes» désigne une démarche artistique interne au champ photographique, tandis que «la photographie des artistes» se rapporte à la pratique ou à l’utilisation de la photographie par les artistes dans le cadre de leur art, en réponse à des questions spécifiquement artistiques.

La notion de «photographie des artistes» n’a pas pour seule fonction de souligner la frontière qui sépare les pratiques photographiques des artistes, d’un côté, et les pratiques artistiques des photographes, de l’autre côté ; elle vise également à récuser l’expression passe-partout de «photographie médium de l’art».
Pour cela, il faut d’abord historiciser et caractériser les usages de la photographie par les artistes ; puis définir le territoire de «la photographie des artistes», entièrement distinct de «l’art des photographes» ; enfin, réévaluer la notion de «matériau» dans le cadre de l’art contemporain.

Avant de jouer le rôle de matériau de l’art contemporain, la photographie a tour à tour joué le rôle de refoulé de l’art (avec l’Impressionnisme), de paradigme de l’art (avec Marcel Duchamp), d’outil de l’art (chez Francis Bacon et différemment chez Andy Warhol) et de vecteur de l’art (avec les arts conceptuel et corporel et avec le Land Art). Ce n’est qu’aux alentours des années 1980 (comme en écho aux expérimentations des avant-gardes du début du siècle, mais dans des conditions et sous des formes totalement différentes) que la photographie a été adoptée par les artistes comme un véritable matériau artistique.
Il faut préciser que ce devenir-matériau de la photographie doit peu aux photographes, que les artistes en sont les principaux acteurs, et qu’il s’inscrit totalement dans le champ de l’art comme une réponse à ses évolutions tant esthétiques qu’économiques.

Importée sans précaution de la communication et de la peinture moderniste, trop étrangère aux relations entre la photographie et l’art, et trop détachée des contextes, la notion de «médium» uniformément employée aplatit les différences de degrés entre les divers usages que les artistes font de la photographie (comme refoulé, paradigme, outil ou vecteur de l’art).
Mais surtout, la notion de «médium» ne permet pas de comprendre que l’emploi de la photographie comme matériau de l’art contemporain correspond à une véritable césure, à un changement de nature dans les rapports entre l’art et la photographie.

En tant qu’outil ou vecteur, la photographie était utilisée sans être spécialement travaillée (le traitement volontairement pauvre des épreuves équivalait à un refus ostensible du savoir-faire photographique), ni même particulièrement valorisée (les clichés étaient souvent combinés à des cartes, des dessins ou des choses).
En tant que matériau de l’art, au contraire, les photographies sont habituellement exposées seules, après avoir fait l’objet d’un travail esthétique et technique souvent important et sophistiqué.

Alors qu’auparavant les artistes ne réalisaient que rarement les clichés exposés, aujourd’hui ils maîtrisent parfaitement le procédé, leurs images sont souvent d’excellente qualité technique et de taille parfois monumentale.
La photographie a dépassé son ancien rôle subalterne et accessoire pour devenir une composante centrale des œuvres : leur matériau.

André Rouillé.

A paraître : André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, ed. Gallimard, coll. Folio/Essais.

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René Sultra, Maria Barthélémy, Les Animés, 2002. Frémissements de trames sur images fixes. ©Sultra-barthélémy.

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