ART

Entre parallèles

PAurélien Pelletier
@04 Oct 2011

A la suite d'une résidence à la BF15, Clémence Torres propose l'exposition «Entre parallèles». Partant du lieu et de son architecture, elle porte l'attention sur l’expérience physique de l’espace, celui qui nous entoure, à travers nos déplacements et nos multiples usages, mais aussi celui qui existe entre les personnes au sein d’une société.

Clémence Torres prête attention à l’expérience physique de l’espace que l’on traverse lors nos déplacements, que l’on utilise à l’occasion de nos multiples activités, mais aussi celui qui existe entre les individus d’une société. Son travail se base sur le lieu d’exposition, ses dimensions, son architecture, ainsi que sur sa propre taille prise comme échelle de référence. A partir de ces données, elle crée des formes destinées à mettre en évidence le contenant architectural, ouvrir de nouvelles perspectives visuelles et spatiales.

Elle utilise des matériaux bruts, notamment le métal et le verre, sans ajouter de peinture ni de matière. Ses sculptures aux formes géométriques, aux angles droits, expriment une certaine froideur proche des œuvres des minimalistes, à ceci près que Clémence Torres ne veut pas réaliser d’objets «parfaits», à l’aspect manufacturé. Elle fabrique tout par elle-même, laisse apparente son intervention, et refuse d’effacer le geste artistique. Ces traces sont toujours très discrètes, de petites imperfections dans une soudure, un polissage ou un moulage quelque peu irrégulier. Cette implication manuelle lui donne le sentiment de garder le contrôle sur ses productions.

Ce contrôle, elle en joue pourtant avec Punctuation (2009). Une barre de métal reliée à un moteur part du plafond et se termine en pointe à hauteur de ses propres yeux. A partir de cette position, la barre est animée d’un mouvement vertical de plus ou moins 7cm, mais qui est si lent qu’il en devient presque imperceptible. Ce qui pourrait être un outil de mesure personnalisé se révèle inutilisable, échappant à toute fonctionnalité et remettant sans cesse en question la distance qu’il entretient avec le lieu et le spectateur.
La sculpture Belvédère (2011) est constituée de quatre plaques de verre posées verticalement en demi-cercle, maintenues par une main courante en métal qui en fait le tour jusqu’à se rejoindre et former une boucle.
Clémence Torres continue de prendre les fonctions des objets à contre-pied. La main courante fait office de lien entre les plaques et les maintient droites. Elle soutient la construction plutôt qu’elle accompagne les usagers appelés à en faire le tour le tour et à rentrer à l’intérieur.
Cet objet renvoie également au conditionnement des usagers dans leurs déplacements: une fois placée dans l’espace d’exposition, la main courante perd son utilité, elle n’est plus une aide le long d’un parcours, mais devient elle-même le parcours à suivre.
Derrière cette cloison transparente, on se retrouve isolé du public et du reste de la pièce, pouvant voir autant qu’être vu, comme si on était derrière une fenêtre, observant l’espace public depuis un secteur privé.

L’expérience de l’espace est également mise à l’épreuve avec l’installation Balancement de la ligne (2011). Traversant les trois pièces de la BF15, un câble de métal suspendu à une poulie relie un miroir dépoli dans la première salle à un miroir classique dans la troisième. Ces deux plaques se supportent mutuellement par le système de poulies en fixant leur position dans une inclinaison d’environ 45 degrés, et en conférant une saisissante fragilité à ces objets visiblement très lourds.
Le premier miroir a été entièrement dépoli à l’exception d’une fine bande à son extrémité supérieure, à hauteur de regard (celui de l’artiste à nouveau). C’est encore une sorte de frontière transparente qui est matérialisée, sur laquelle ne vient se refléter que le regard du spectateur.
Le câble vient tracer une diagonale sur toute la longueur du lieu qui se retrouve objectivée. A l’autre extrémité, le miroir incliné renvoie l’image de la partie supérieure de cette salle surmontée d’une verrière. La lumière naturelle qui d’habitude descend de la verrière est ici, par réflexion, renvoyée vers sa source. Des points de vue originaux se créent, l’architecture devient l’extension de l’Å“uvre qui a été conçue pour elle.

Une seconde Å“uvre, Communes mesures (2011), traverse également les trois salles du lieu d’exposition. Alignés sur cinq tables métalliques mises bout à bout, sept barres cylindriques de même diamètre sont alignées parallèlement de la plus petite à la plus grande. Elles ont toutes été moulées dans un matériau différent, l’argile, le plâtre, le bois, la cire, le verre, le béton et l’acier, qui représentent les composants les plus utilisés dans la sculpture.
Communes mesures se base sur les recherches de l’anthropologue américain Edward T. Hall et sur son ouvrage La Dimension cachée où il développe la notion de proxémie: la distance physique qui s’établit entre des personnes prises dans une interaction, et qui change selon la situation. Cette dimension cachée s’avère très codée selon la culture des individus. Edward T. Hall a établi une moyenne de sept distances qui régissent nos rapports sociaux, allant du contact jusqu’à 7,50 mètres pour la plus grande. Ce sont ces mesures qu’a choisies de représenter Clémence Torres pour donner à voir l’immatériel, l’invisible qui est aussi inconscient.

Clémence Torres a également réalisé un livre Intitulé Sujet(s) qui est considéré comme une Å“uvre à part entière, et non pas un supplément, une explication ou un guide. Il s’agit d’un manuel indiquant comment se comporter en société selon les situations composées de deux ou trois individus. Chaque situation est illustrée par une formule mathématique simple traduisant les rapports de supériorité, d’infériorité ou d’égalité entre les protagoniste. Le vocabulaire très spécifique a été méticuleusement choisi, le ton est injonctif, chirurgical, les phrases réduites au minimum comme dans n’importe quel manuel de l’utilisateur. Le résultat est plein d’humour et évidemment à prendre au second degré. Les rapports humains sont évacués de toute sensibilité ou subjectivité jusqu’à n’être plus qu’actions mécaniques, tout comportement devant entrainer chez l’autre une réaction unique et calculée.

Les sculptures à l’aspect minimal, l’écriture à la froideur administrative qui peut rappeler le langage de l’art conceptuel ne sont pas auto-référentielles, ne se focalisent pas uniquement sur leurs propres structures. Elles nous renvoient à des éléments du réel, à des comportements sociaux et culturels que nous développons de façon inconsciente, tout comme sur la manière dont sont agencés les espaces que nous utilisons au quotidien. Derrière le sérieux de la démarche, un brin d’humour et de poésie restent néanmoins agréablement présents.

Å’uvres
— Clémence Torres, Communes mesures, 2011. Argile, plâtre, bois, cire, verre, béton et acier sur tables. Installation.
— Clémence Torres, Balancement de la ligne (détail), 2011. Miroir dépoli et miroir trempé, câblage, poulie. Installation.
— Clémence Torres, Belvédère, 2011. Sculpture: verres trempés, main courante en métal.
— Clémence Torres, Toise (détail), 2011. 3 sculptures: métal, dimensions variables selon la hauteur sous plafond.

AUTRES EVENEMENTS ART