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Engrammes, la mémoire de la matière

Comment est né le projet Engrammes?
Simone Frangi. Le point de départ est plus ou moins ma formation philosophique, mes intérêts pour les travaux d’Aby Warburg et la notion de trace abordée par bon nombre de philosophes. Pour ce projet, j’ai décidé de me concentrer sur la notion d’engramme. Celle-ci fait référence tant à la philosophie de la mémoire qu’à la neuropsychologie. L’idée a donc été de travailler sur ces deux axes: l’un plus abstrait qu’est celui de la philosophie et l’autre plus concret qu’est celui de la biologie. Partant de là, j’ai voulu confronter mes intérêts et compétences philosophiques aux pratiques d’artistes que je connaissais ou que je venais de découvrir. Ce projet est ainsi né de mon intérêt pour les pratiques artistiques qui ont à leurs bases une recherche théorique très forte.

Comment expliquez-vous ce projet curatorial?
Simone Frangi. Il s’agit d’un projet relativement complexe. Je suis attaché au principe de la théorie comme forme d’action. Pour Engrammes il s’agissait de travailler sur un niveau théorique qui trouvait immédiatement une chute dans la pratique des artistes. Nous ne voulions pas montrer simplement une exposition mais engendrer une réflexion commune sur la notion de trace.
Deux mois ont été nécessaires pour établir les axes de travail. Après quoi nous avons commencé à échanger sur les différentes propositions. Je souhaitais mettre en place un projet dans lequel les pièces présentées étaient spécifiquement produites pour l’exposition. Les œuvres devaient naître des échanges entre les artistes et moi. L’objectif étant de réfléchir et produire de concert. Ainsi, la proposition curatoriale se nourrissait tout autant des suggestions venues des artistes, que des entraves qui intervenaient dans la production. Ce à quoi s’ajoutait la peur de tomber dans la banalité, de se limiter à un travail de récupération. Il fallait donc dépasser ce niveau esthétique pour en installer un plus complexe et ainsi engager une approche processuelle de l’exposition.
Par ailleurs, nous avons travaillé dans l’espace de la galerie dont la surface fait environ vingt-deux mètres carrés. Cet espace a été appréhendé comme un espace de propulsion vers l’extérieur créant ainsi une dynamique entre le dedans et le dehors. L’intérieur qui génère des formes à l’extérieur et inversement le dehors fabrique le dedans.

Vous définissez l’engramme comme «la trace biologique de la mémoire dans le cerveau». Comment cette notion, empruntée au langage de la neurophysiologie, se caractérise-t-elle dans un contexte artistique?
Simone Frangi. La première traduction que j’ai faite de la notion d’engramme dans la pratique artistique c’était l’idée que la matière conserve une mémoire. L’engramme dans un contexte artistique serait la mémoire de la matière. Cette idée induit que l’on ne peut avoir une pratique artistique neutre: travailler sur un matériau, c’est travailler aussi sur son histoire. La matière que l’on manipule a toujours une biographie mais aussi une autorité. Une matière n’est jamais première, elle est d’emblée secondaire. Sa charge biographique impose des choix à l’artiste. Chaque proposition artistique se confronte nécessairement à la puissance biographique et autoritaire de celle-ci. Ainsi, l’idée selon laquelle le fragment n’est pas un point autonome inséré dans le système, mais quelque chose qui a une puissance d’affirmation est centrale. Le fragment organise le système en partant du bas. C’est comme si la matière poussait à s’organiser d’une certaine façon. On pense toujours à l’autorité du geste artistique mais on oublie celle de la matière.

Engrammes est un projet collectif regroupant quatre artistes: Pierre Derrien, Alessandro Di Pietro, Ji-Youn Lee, Sergio Verastegui. Pourquoi avoir choisi de les rassembler? Qu’est ce qui a motivé votre choix?
Simone Frangi. Je travaille en tant que commissaire depuis 2007. J’ai toujours décidé de ne pas adopter une forme de commissariat décisionnel, l’idée étant de ne pas établir une direction curatoriale précise et rigide. Je cherche à faire émerger le travail curatorial des rencontres avec les artistes, sans forcer les pratiques. C’est pourquoi la conception de chaque projet d’exposition prend énormément de temps.
Je suis attaché à l’idée de négociation permanente. Celle-ci est centrale dans mon mode opératoire. Je présente une proposition très souple, très flexible, que je négocie constamment avec les artistes durant tout le processus de construction du projet. L’exposition n’a pas une structure prédéfinie mais prend forme au fur et a mesure de son développement.
Amener les artistes d’un projet à l’autre, échanger, créer du lien sont des constantes dans mon travail. Par exemple avant Engrammes, j’avais déjà travaillé avec Alessandro di Pietro sur un projet pour une résidence à Milan. Il en était de même pour Pierre Derrien. Lorsque j’étais à Paris j’avais eu l’occasion de rencontrer l’artiste coréenne Ji-Youn Lee. Puis J’ai découvert le travail de Sergio Verastegui alors même que je recherchais un quatrième artiste pouvant compléter le profil théorique de l’exposition. Un fil rouge relie mes projets curatorial. D’une exposition à l’autre, c’est un mouvement permanent.


En adoptant comme principe de production l’assemblage d’éléments de récupération issus de l’espace de la galerie et du quartier environnant, vous faites de la question du lieu un élément central dans l’élaboration du projet. Quels rapports les artistes ont-ils entretenus avec le site?

Simone Frangi. L’exposition est bâtie sur l’idée d’osmose entre l’espace du dedans et l’espace du dehors. Nous avons travaillé sur une période de quatre mois environ incluant l’été. Au mois d’août il y a eu un temps mort, les activités de la galerie et du quartier se sont cristallisées. C’est à ce moment là que la production de l’exposition a véritablement pris corps.
Avec Alessandro di Pietro nous avons développé un travail par procuration. L’artiste ne pouvait pas se rendre physiquement sur le site de travail (quartier de Belleville), il m’a donc demandé de travailler pour lui sur le repérage des lieux et sur l’ensemble des éléments qui allaient construire sa pièce. Alessandro di Pietro a donc eu une fréquentation de l’espace en «différé». La prise de contact avec le site s’est faite par mon intermédiaire. J’étais en quelque sorte son médium. De la même façon la structure de la pièce présentée par Sergio Verastegui a été développée en Corse. Avec les autres artistes basés à Paris nous avons décidé de travailler de façon un peu situationniste.
Nous avons fréquenté régulièrement le site et ce de manière assez informelle. Nous voulions intégrer le processus de production de l’exposition au quotidien. Chacun a donc suivi ses dérives personnelles. L’idée n’était pas d’adopter comme point de production unique la fréquentation du lieu mais d’avoir comme objectif la reconstruction de la biographie de celui-ci. Cette approche a engendré une grande liberté tant dans l’élaboration des protocoles que dans les formats des pièces

Selon quelles modalités, quels principes, quels modes opératoires les espaces ont-ils été investis?
Simone Frangi. Les formats sont très différents de même que les interventions dans l’espace urbain: actions furtives, installations, travaux in situ. La préoccupation centrale était de ne pas appréhender la question du fragment de façon littérale mais tenter d’élaborer un corpus d’approches très divers.
Par exemple avec Alessandro di Pietro nous avons travaillé sur l’espace de traduction. Qu’est ce qu’une traduction? Que signifie collecter et archiver des informations? Comment traduire le fragment en une narration? Avec Sergio Verastegui nous nous sommes concentrés sur l’idée de déplacement des éléments récupérés dans la rue. Comment la décontextualisation de ces objets et leur mise en relation peut-elle construire un plan narratif? Le travail de Ji-Youn Lee aborde la question du transfert de matière. L’artiste active un principe de circulation permanent entre l’espace du dehors et celui du dedans. Les objets sculpturaux qu’elle présente dans la galerie sont, à un moment donné, transférés à l’extérieur posant la question du statut de l’objet en fonction du lieu dans lequel il se trouve. Enfin Pierre Derrien, travaille sur les surfaces, notamment les surfaces compromises. Durant l’été, la galerie a subi des travaux de restauration. Pierre Derrien a souhaité conserver un des murs de la galerie dans l’état afin de développer un travail in situ.

Qui dit espace dit temps… Le projet Engrammes propose-t-il une autre manière d’appréhender la notion de temporalité du fait même de la conjugaison des temps qu’il implique?
Simone Frangi. La structure du projet est de fait marquée par un travail sur des temporalités très variées: celle propre à la conception, celle propre à la production des pièces,… mais aussi celle de la réflexion a posteriori. Une table ronde est programmée. Elle aura pour but d’utiliser les pièces de l’exposition et l’expérience du projet comme des pistes pour la réflexion théorique. Il y a une temporalité très elliptique au cœur de l’exposition. Il s’agit de relancer en permanence la réflexion par des dispositifs différents.

Vous apparentez Engrammes à un «workshop élargi». Pouvez-vous nous parler des évènements programmés?
Simone Frangi. Une table ronde est programmée le 29 septembre 2012 à partir de 15h en présence des artistes et de spécialistes. L’événement est structuré en deux moment: le premier qui abordera la mémoire de la matière ainsi que les stratégies de récupérations et le second qui traitera de l’art contextuel.
C’est une table de travail ouverte à tous. Nous souhaitons mobiliser une réflexion théorique autour des résultats de l’exposition tout en élargissant la proposition curatoriale à des disciplines à la fois très proches et très éloignées de l’art contemporain.
Venant de la recherche académique, mon souci principal est de faire passer l’idée selon laquelle celle-ci se construit en permanence. Il s’agit d’un geste quotidien tout comme l’est le geste artistique. Elle n’a pas nécessairement un format précis et établit. Elle se pratique quotidiennement et par des biais très différents.

Et le public…
Simone Frangi. La problématique du public a été prise en compte dès l’origine du projet surtout parce que l’on montre une exposition qui est de l’ordre du «presque rien». La dimension objectuelle est très réduite, les objets présentés jouent sur l’équivoque et ne sont pas tout de suite visibles. Certaines œuvres demandent un travail de médiation.
La question du destin de ces pièces après leurs passages en galerie est également sous-jacente. Le temps de l’exposition va-t-il changer le statut de ces objets issus de la récupération? Ce changement va, entre autre, venir de la manière donc les visiteurs vont accueillir les pièces.

Quels sont vos projets pour la suite?
Simone Frangi. D’autres collaborations et projets sont à venir. Je travaille, entre autre, sur une série d’expositions parlées. Il s’agit d’un programme d’exposition qui se construit uniquement par le biais de la parole, l’idée étant d’explorer la manière dont une pièce peut être restituée à travers la narration.

Engrammes
Commissaire: Simone Frangi
Artistes: Pierre Derrien, Alessandro Di Pietro, Ji-Youn Lee, Sergio Verastegui

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