ART | CRITIQUE

En torrent et second jour

PFrançois Salmeron
@06 Mai 2014

Derrière le titre énigmatique de cette exposition se cache un dispositif de vidéos et d’installations se répondant les unes aux autres et formant une sorte de circuit. Neïl Beloufa présente en effet le court-métrage Brune Renault, dont le montage défait toute narration linéaire, et dont les personnages s’incarnent également dans des sculptures monumentales.

L’exposition «En torrent et second jour» s’élabore autour du court-métrage Brune Renault, réalisé il y a quatre ans par Neïl Beloufa et resté jusque-là inédit. A priori, la vidéo présente une situation assez banale: à l’intérieur d’une voiture, quatre adolescents discutent, se séduisent et se chamaillent. Toutefois, on remarque d’emblée que la séquence se déroule dans une voiture divisée en quatre parties, assignant sa place à chaque acteur, et transformant le bolide en une étrange sculpture. On perçoit également la structure sur laquelle la voiture repose, comme si Neïl Beloufa voulait d’ores et déjà repenser les habituels cadrages cinématographiques et révéler à son spectateur l’envers des plateaux de tournage.

La vielle Renault rouge demeure donc sur son socle, immobile. Prune et Lucie semblent sortir d’une dispute et grimpent finalement dans la voiture de Sylvain. Lucie, jeune fille romantique, tente de plaire au jeune conducteur et d’attirer son attention. Mais la fatale Prune, aux attitudes nonchalantes, rivalise de séduction. Neïl Beloufa pastiche alors les films américains, dont la balade en voiture entre adolescents demeure un élément récurrent. Au bout de quelques minutes à peine, le générique de fin s’enclenche. Les bandeaux d’écriture défilent tandis que résonne la chanson Le pénitencier de Johnny Hallyday. Là aussi, la culture francophone vient imiter la culture américaine: le chanteur belge a opté pour un pseudonyme anglophone et propose ici une reprise de la chanson The House of the Rising Sun. Mais sitôt le générique achevé, une nouvelle séquence commence mettant en scène les mêmes personnages à bord du même véhicule, sur le même plateau de tournage.

Le court-métrage de Neïl Beloufa se construit ainsi autour de quatre moments où les personnages sont mis en scène dans des contextes similaires, et où leurs répliques se font écho. Va-t-on aller danser? Prune se plaint et dit vouloir étendre ses jambes. «On n’est pas déjà passé par là?» se demandent tour à tour les jeunes filles. Ces répétitions créent par là un effet comique, comme si les adolescents ne pouvaient s’exprimer qu’à travers des clichés ou formuler des états d’âme futiles. Dès lors, Neïl Beloufa défait non seulement le fil narratif linéaire que l’on retrouve habituellement dans toute fiction au profit de quatre séquences qui se répondent, se font écho, et forment finalement une boucle, mais il continue encore à déconstruire les prises de vues constituant le langage cinématographique classique.

Ses plans laissent entrevoir les jeux de lumières artificiels qui balaient les visages des protagonistes, comme si la voiture se trouvait en mouvement et se baladait dans les rues sombres d’une ville éclairée par quelques réverbères. Il opte pour des plans larges laissant entrevoir les dispositifs techniques et le matériel du studio, soulignant que la scène ne se déroule évidemment pas en extérieur. Il propose aussi des mouvements de caméra assez déroutants qui s’immiscent dans l’habitacle du véhicule et se focalisent sur les expressions des jeunes acteurs, mouvements qui ne sont rendus possibles que grâce à la structure bizarroïde du véhicule et qui viennent finalement révéler son découpage.

Mais si Brune Renault peut déstabiliser son spectateur à plus d’un titre, le reste de l’exposition n’en demeure pas moins déroutant. Deux grands bureaux faits de bric et de broc occupent la première salle de la Fondation Ricard. Leurs arêtes de métal et leur plateau de verre peuvent tout d’abord nous rappeler l’habitacle de la voiture aperçue dans le court-métrage. On y discerne quatre éléments récurrents symbolisant les quatre personnages que sont Prune, Lucie, Sylvain et Fabien: une cigarette, un pot de fleur, une bouteille et une canette. Neïl Beloufa souligne également que ces drôles d’installations sont destinées à être manipulées par les spectateurs.

Cette manière de mêler l’art et le fonctionnel, les domaines du beau et de l’utile, se retrouve dans deux autres installations qui ponctuent le parcours de l’exposition: des portes battantes reliées à des compteurs enregistrant (et truquant) le nombre de fois où elles ont été ouvertes, et une énorme masse servant à ratatiner des tubes métalliques, dont la silhouette filiforme rappelle les cigarettes de Prune omniprésentes tout au long de l’exposition.

Une vitrine composée de mégots est d’ailleurs présentée par Neïl Beloufa, constituant en cela une sorte de photographie du plateau de tournage, rendant visibles ses résidus, ses déchets, ses sédiments. Dans la dernière salle de l’exposition trois grandes sculptures en polystyrène esquissent les traits d’une bouteille, d’une canette ou d’un briquet, singeant en cela le style des grandes œuvres pop issues de la culture américaine, et offrant un dernier portrait grand format des acteurs du court-métrage.

Une tribune métallique nous attend enfin. Ici aussi, le spectateur a le droit de l’investir et de s’y installer. Toutefois, la structure et les sièges qui s’y trouvent demeurent volontairement inconfortables, matérialisant la position inhabituelle et quelque peu difficile dans laquelle Neïl Beloufa veut mettre son spectateur. Plus surprenant encore, on découvre un moniteur retransmettant en direct ce qui se passe dans la première salle de l’exposition, où trois webcams ont été dissimulées dans le fouillis des différentes installations. Ces caméras réactivent l’angoisse contemporaine de la surveillance à tout va, et le mythe de l’œil hégémonique de Big Brother.

Ainsi, non content de s’articuler autour d’un court-métrage et de prolonger son univers, l’exposition se pense aussi comme un film dans le film, comme une boucle ou une mise en abyme. En ce sens, Neïl Beloufa présente un plan travelling relatant les préparatifs de l’installation de l’exposition où l’on perçoit tous les techniciens s’activer à l’accrochage des œuvres. Le film se matérialise en sculptures et en installations qui elles-mêmes nous invitent à porter un regard nouveau sur le court-métrage, l’exposition et ses préparatifs deviennent un film et un spectacle en soi, et le spectateur, à ses dépens, se mue en acteur.

Å’uvres
Neïl Beloufa, Vues de l’exposition «En torrent et second jour», Fondation Ricard, Paris, 2014.

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