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En cuisine avec Alain Passard

En cuisine avec Alain Passard n’est pas une histoire en bandes dessinées. Ce n’est pas non plus un livre de recettes, pas plus qu’une illustration de la vie de l’un, Passard, ou de l’autre, Blain.
Ce n’est pas ça et c’est tout cela à la fois. Répondant à une commande de son éditeur Gallimard, Christophe Blain s’est vu confier la réalisation de cette bande dessinée. Mettre en scène le travail d’un des plus grands ambassadeurs de la cuisine française depuis les entrailles de son « atelier de création », les fourneaux de l’Arpège, son restaurant parisien multi-étoilé.

Pendant trois ans Christophe Blain a donc suivi l’ombre de Passard, dans les cuisines bien sûr mais aussi dans ses potagers sarthois et normand, à l’endroit où, aidé de ses jardiniers, le maître Passard fait vivre sa passion du légume. Blain, bloc-notes et crayon en main, observe les préparations, capture les mots et les postures de ce personnage flamboyant, aussi précis dans sa cuisine qu’il peut être expansif dans ses descriptions.

Le légume, star incontestée du panthéon Passard et largement anobli dans ses recettes, croise dans une communauté de biens le fruit et la plante aromatique. Alain Passard compose des associations de saveurs et de couleurs comme un peintre organise sa palette. Et c’est au gant en latex qu’il travaille, la main absorbée par la concentration, le corps gainé dans le tablier prêts à laisser parler le «produit». Chez Passard, nous apprend très vite Christophe Blain, l’aliment se suffit bien souvent à lui-même, c’est encore là qu’il communique le mieux avec celui qui le mangera. En l’occurrence à l’Arpège, un public totalement acquis à la cause d’une gastronomie subtilement simple.

A force de sillonner l’Arpège, Christophe Blain en devient d’ailleurs l’un des familiers. C’est, il le dit lui-même, l’occasion d’aiguiser son palais. Et plus encore, d’éprouver le miracle de la dégustation. Reconnaître dans la glace au foin des odeurs dérobées à sa jeunesse, s’émouvoir d’une bouchée de l’ananas à l’huile d’olive, miel et citron, sombrer dans l’envoûtement d’une mignardise à l’amande et au rhum… les recettes de Passard s’accompagnent toujours de la mine fureteuse du dessinateur. Blain dans le rôle du goûteur-documentariste, présent dans toutes les scènes, bien plus finalement qu’Alain Passard (le titre de l’album est une vraie litote) dresse en fait son propre portrait gourmand.
Ce personnage, que l’on dirait présent presque malgré lui, a déjà été expérimenté chez Blain: héros ébouriffé dans Isaac le Pirate, petite main malmené du ministre dans Quai d’Orsay, ce Tintin un brin loufoque, à la fois extérieur à l’action mais investit dans la narration, apparaît ici tel que le lecteur pourrait aussi apparaître. Une sorte de goûteur universel. C’est simple, Blain nous fait saliver par procuration.

Bien entendu, il y a ce personnage d’Alain Passard qui éclate à chacune de ses apparitions. Il entre dans les cuisines comme dans un saloon, donne du «Monsieur» et du «Madame» à ses équipiers pour rectifier une sauce ici ou corriger des gestes malhabiles plus loin. En retour, ils l’appellent «papa». Une parole respectueuse, juste et précise comme un souffle, jamais brutale. C’est peut-être pour cela que Julie, seconde aux fourneaux la juge aussi destabilisante.

Christophe Blain ne se contente pas d’observer le théâtre qui se joue à côté de lui. Quand les feux en cuisine sont éteints et qu’Alain Passard libère ses mains des pianos, il part scruter l’envers du décor. C’est là, entre Julie et Tony, l’autre second, la préparation d’un voyage du chef au Japon, sa transe inconditionnelle pour une recette inédite de la tarte aux pommes que Blain glisse des micro-récits totalement autonomes. Juste de quoi saisir les fluides qui irriguent cet endroit si particulier.
Le reste de l’album se concentre sur les recettes rédigées on l’imagine par Passard lui-même et que Christophe Blain se charge d’illustrer. Non pas en calquant une représentation sur des mots mais à sa manière, en superposant son regard et surtout son personnage à la belle démonstration. Si l’ouvrage tient la route dans cette singularité qui l’oppose autant aux canons classiques de l’album bd qu’au livre de recettes, c’est parce qu’il sonne juste sans autre prétention que de raconter les pulsations d’un extra-ordinaire lieu de vie.