ART | CRITIQUE

Empire, State, Building

PMuriel Denet
@12 Avr 2011

Par déconstruction des symboles ou symbolisation de faits oubliés, Société réaliste propose une géographie de la domination, et un décryptage de la fabrique de l’Histoire. Travail, éminemment politique consistant à détourner et retourner, jusqu’à l’absurde, les rouages de la domination symbolique, les formes modernistes au service de l’ordre établi.

La raison sociale de Société réaliste est programmatique: anticapitaliste, elle inscrit pourtant l’art dans un processus de type industriel, avec bureau d’étude et prototypes. Sa matière première est constituée du langage, des codes, des signes, et autres représentations visuelles, qui structurent l’histoire, la géopolitique et les idéologies qui ont conduit le monde à la victoire sans partage du capitalisme libéral, qu’il s’agit, pour la coopérative, de remodeler et réagencer, en imaginant de nouveaux design, à la fois savants et candides, décoratifs et subversifs.

Le titre de l’exposition est révélateur des procédés mis en œuvre: un jeu de ponctuation, élément structurant du discours, redresse les perspectives en quelque sorte, par une apparente déconstruction, en réalité bien hiérarchisée: «Empire, State, Building».

L’exposition se présente comme un cabinet de curiosités austère. Lumière tamisée, murs uniformément gris, un ensemble d’objets, de signes, d’images, de cartes, qui recombinent les symboles du pouvoir et de son bras armé qu’est l’État. Ces éléments sont disséminés aux murs et sur des socles, autour de la puissance phallique du building, de l’Empire State Building, la tour Montparnasse, en passant par le Palais des soviets qui, sans jamais avoir été érigé, n’en hante pas moins l’architecture moscovite.

Deux pièces majeures sont présentées: Fontainhead, tirée du film éponyme de King Vigor, tourné sur un scénario de Ayn Rand, l’égérie russo-américaine de l’individualisme exacerbé et du capitalisme ultralibéral, et Culte de l’humanitée, fondée sur le culte positiviste d’Auguste Comte, sorte d’épigone mystique à la rationalité du positivisme scientifique et politique qu’il théorisait pendant la première moitié du XIXe siècle.
L’hypothèse de Société réaliste est que l’objectivisme de Rand et le positivisme de Comte sont deux composantes théoriques, sous-jacentes et complémentaires, de l’ordre dominant. C’est à ce titre que la coopérative ausculte, décortique, et recombine les symboles de ces théories, dans une mise à jour de formes édifiante.

Fontainhead reprend l’intégralité du film original, à ceci près qu’ont été ôtés le son, et, par la magie du numérique, tous les personnages. Exit donc Gary Cooper en architecte démiurge, pour 111 minutes de pur décor en carton pâte, mis en abîme par les maquettes, dessins et photos de l’architecte: design froid et fonctionnel, sur fond de buildings new-yorkais, qui n’offrent qu’un horizon de démesure factice. Privée de narration, ne restent de l’épopée prométhéenne du héros que les attributs, avec cartes et mappemondes, de la volonté de puissance et de domination.

Raimundo Teixeira Mendes, grand prêtre du culte positiviste d’Auguste Comte, et fervent partisan d’une république brésilienne moderne, en dessina le drapeau en s’appuyant sur la constellation qui brillait au-dessus de Rio de Janeiro, lors de la nuit du 14 au 15 novembre 1889, nuit fondatrice de la république. C’est ce principe que retient Société réaliste pour fonder son Culte de l’humanitée.
Une constellation d’étoiles, symbolisées par des carrés concentriques aux valeurs de gris proportionnelles à leur brillance, qui redessinent la carte céleste de la nuit du 5 août 1789, qui vit les Parisiennes aller chercher la famille royale à Versailles. Hommage donc aux acteurs, en l’occurrence actrices, de la Révolution. Les carrés au dégradé de gris ponctuent les salles du Jeu de Paume, en reproduisant l’une des lignes célestes de cette nuit révolutionnaire: une nouvelle symbolique, qui nourrit le design de l’exposition de données subversives évacuées par l’ordre dominant.

D’autres reconfigurations, agencements, retournements, gravés dans l’acier ou l’inox, moulés dans l’émail ou le forex — la «matière est mémoire» — dans l’apparente neutralité bureaucratique du noir et blanc, jalonnent l’exposition.
Ainsi Cosmopolites de tous les pays, réveillez vous !, au titre post-marxiste éminemment subversif à l’heure où la peur de l’autre est (re)devenue un mode de gouvernance, est un bloc noir en aluminium, sur lequel sont gravées les occurrences des hymnes nationaux des 192 pays reconnus par l’ONU, qu’un Atlas lexicographique redistribue par ordre alphabétique à chaque pays, ce qui fait de l’Iran, le pays de l’honneur et de l’espoir, de la Chine, le pays de la mort et des profondeurs, alors que le l’Argentine n’est que conjonction, et que le Chili bégaie son désir de chérir sans objet…

Nouvelles cartographies, invalidité des frontières, nouvelles polices, telle Futura Fraktur, qui fusionnent deux polices de caractères bannies par le IIIe Reich, l’une parce que moderniste (inventée par Paul Brenner en 1927), l’autre parce que soupçonnée de judaïté.

Nouvel alphabet encore, comme Esperanto, New Alphabetical Order, fondé sur les symboles monétaires classés selon leur valeur en euros. Nouvelles typographies enfin, comme Lines New Roman, dont les lettres épousent les formes des lignes brisées que dessinent les murs de séparation dressés entre des populations aux quatre coins du globe, des plus tristement célèbres, comme ceux de Tubas-Hébron entre Israël et Palestine, ou de Tijuana-Brownsville entre Mexique et États-Unis, aux plus méconnus, tel celui de Perlis-Songkhla, entre Malaisie et Thaïlande.

Par déconstruction des symboles ou symbolisation de faits oubliés, Société réaliste propose une géographie de la domination, et un décryptage de la fabrique de l’Histoire.
Ainsi de la célèbre photographie d’Evgueni Khaldei, symbole suprême de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie, que Société réaliste juxtapose à un nuancier de gris qui accompagne l’effacement progressif par retouche de la montre de trop au poignet droit du soldat qui aida à hisser le drapeau rouge sur le Reichstag le 8 mai 1945.
Ou encore, Société réaliste, héritière de sa posture révolutionnaire, endosse symboliquement la dette à laquelle a été condamné, sans avoir pu (voulu) l’honorer, Gustave Courbet, pour avoir «avec quelques uns de ses amis guérilleros» couché la colonne Vendôme, emblème de puissance belliqueuse et d’autocratie.

On l’aura compris, le travail, éminemment politique, de Société réaliste qui consiste à détourner et retourner les formes modernistes au service de l’ordre établi, jusqu’à «rendre décoratives les informations douteuses», met en lumière, jusqu’à l’absurde, les rouages de la domination symbolique.

Zero Impact (2011), Zero Euro (2010) et Infinite Dollar (2011), Spectral Aerosion (2011), Tribute to Courbet (2010), Watching over the Reichstag (2010-2011), Cosmopolites de tous les pays encore un effort (2010), Cartophony of the Land of the Free (2010), Quote: End of Quote (2010), Archivolt of Straits (2009), Star of the Parad(is)e (2010), Limes New Roman (2009-2010), Futura Fraktur (2011), New Alphabetical Order (2009-2011), Hexatopia (2009-2010), Dymaxion Palace (2008),  Esprit/Priest/Tripes (2008), 2014 (2010), Invisible Hand (2008), 12-Hour Century (2008-2011), Addendum to the Eiffel Tower (2011), Post-Sense (2011), Futurum Exactum (2011), L’avenir dure longtemps, Appendix, Château des Tuileries (2011), Cursus Honorum (2011), Grammar of Error (2006-2011), Atlas lexicographique (2011), 19?9, 187! (2010), Venus Project (2010)…

Publications
Société réaliste, Empire, State, Building, catalogue de l’exposition, Ed. Amsterdam /Jeu de Paume/Ludwig Museum, Budapest/Paris, 2011.

AUTRES EVENEMENTS ART