PHOTO

Emmanuelle Antille et Eric Pougeau

La directrice du Frac Lorrain, Béatrice Josse, dirige sa programmation contre les valeurs néo-pétainistes qui ont cours aujourd’hui. En juin 2007, elle avait présenté un manifeste féministe et transgenre 2 ou 3 choses que je sais d’elles en pleine remontée du machisme. Cette année, avec l’Infamille, elle s’en prend à ladite «cellule familiale», première structure d’enfermement et de surveillance, première instance de la police sociale, courroie de transmission aussi efficace qu’inaperçue de toutes les normes, lieu de développement des névroses et des violences de l’intime.
Béatrice Josse propose peu d’œuvres dans un espace sobre qui permet la lenteur et la réflexion. Des œuvres du Frac documentant des actions de Gina Pane et des performances éphémères de Kovanda.
Elle montre également Eric Pougeau qui dénonce la perversité des liens de possession dans l’intimité familiale, mais aussi Gillian Wearing et Salla Tykkä qui soulignent l’artificialité des normes, Agnès Varda et le travail du deuil dans le couple, Emmanuelle Antille et ses vidéos de repas familial où se nouent et se dénouent les mythes et légendes du microsocial.
Agnès Vannouvong et Maud Benayoun ont demandé aux artistes de dialoguer entre eux sur cette exposition. L’entretien ci-dessous est la réponse de Eric Pougeau et Emmanuelle Antille à cette proposition.

Eric Pougeau. Par rapport aux films que j’ai vus de toi, j’aimerais qu’on parle de la sphère privée. Peux-tu me dire ce qu’elle révèle pour toi ? Quels en sont les enjeux?

Emmanuelle Antille. Quand j’ai commencé mon travail vidéo il y a une dizaine d’années, je me suis d’abord filmée moi-même (par timidité /pour mieux cerner mes intentions) en développant un personnage que j’ai intitulé My Blood Sister, une sorte de double, de personnage sans nom ni passé, prêt à incarner tous les désirs, toutes les pulsions des spectateurs. En parallèle à ce travail, j’ai commencé à mettre en scène tous les membres de ma famille dans de petites fictions axées sur le fonctionnement et le quotidien des femmes au sein de la famille. Ces films ont tout de suite eu pour moi un caractère “alien” se situant à la limite du documentaire et de la fiction. Par rapport à la sphère privée, cet aspect m’intéresse beaucoup. Quelle est la limite entre les deux ? A quel moment commence l’un et finit l’autre? Ça parle aussi de l’artificialité des rôles que l’on se donne tous dans une famille, leur sur-représentation mêlée à une très forte intimité.
En commençant ce travail, j’ai d’abord eu envie de m’attaquer à la chose qui me semblait être à la fois la plus simple et la plus proche de moi, la plus universelle aussi.
Mais au-delà de tout ça, ce qui m’intéresse et me touche beaucoup dans ton travail, ce qui nous réunit aussi je pense, c’est la question de la moralité, de l’amoralité et de l’immoralité. Je crois que beaucoup de gens ne font pas vraiment la distinction entre ces trois notions, et notre travail ou notre devoir (même si c’est un mot que je déteste) en tant qu’artiste est de sans cesse les requestionner. En travaillant sur un sujet aussi banal, simple et universel que la famille, en en triturant les rôles, les codes et le langage, en en déconstruisant le fonctionnement, j’aime à me dire que nous proposons d’emblée au spectateur un postulat, une vision dans laquelle il peut se projeter immédiatement. A lui de l’accepter ou de totalement le rejeter selon son propre système de valeurs, son éducation, son background. D’ailleurs, qu’un spectateur ou une spectatrice se sente proche ou, au contraire, soit choqué/e ou haïsse la vision de la famille que je propose, dans tous les cas, mon but est atteint.

Eric Pougeau. Je crois avoir vu dans ton travail une grande attention aux gestes comme symptôme de déplacement d’un excès à venir. Est-ce que tu places le geste sur une ligne particulière comme un préambule à un débordement ou peut-être comme une forme d’animalité?

Emmanuelle Antille. Le geste est effectivement très important pour moi. Il s’inscrit d’ailleurs très souvent dans des rituels. Le geste, les rituels m’intéressent, car ils me permettent d’abord d’évacuer la parole, qui à mon sens n’est qu’une explication ou une justification d’un état. Le geste, souvent répété et décalé, permet de transmettre une émotion, un sentiment, de manière plus percutante. Par exemple, lorsque, dans Wouldn’t It Be Nice, je filme une action aussi simple que se laver les mains, cela peut paraître banal. Le spectateur peut facilement s’identifier à ce geste qu’il effectue lui-même très souvent. Mais lorsque cette même action est répétée, décalée et effectuée par deux personnes en même temps (dans le film, ma mère et sa soeur se lavent mutuellement les mains), elle dégage alors une grande force émotionnelle, symbolique, beaucoup plus évocatrice qu’une parole.
Et toi, par rapport à la famille, dans ton exposition Ne me cherchez pas je suis mort, comment as-tu commencé à travailler sur ce groupe de pièces? Enfin, d’abord je devrais te demander si on peut parler de groupe ou de famille de travaux ?

Eric Pougeau. C’est avec Ne me cherchez pas je suis mort que j’ai pris conscience que l’écriture était mon matériau, la chair de mes fictions. J’ai d’abord commencé par faire des objets comme les plaques mortuaires. La série intitulée Les Enfants, que le Frac Lorraine expose actuellement, est la plus importante que j’ai réalisée puisqu’elle est composée de 33 mots/courts textes. J’ai choisi la famille comme lieu pour élaborer ces fictions, un lieu pour questionner, parler et critiquer des systèmes de pouvoir, d’autorité, d’enfermement, de manipulation et d’abandon.
Je pense que la famille, l’intime, dans le déchaînement de ses excès, englobent tous ces systèmes. Les enfants alors deviennent une puissance mise à mal, mais résistante, emportée dans une spirale de conflits et de choix.

Emmanuelle Antille. Je suis d’accord avec toi. Ces notions sont très puissantes chez toi et tes pièces ont une grande force de frappe.
Quand j’ai découvert ton travail, j’ai immédiatement pensé à l’écrivain Douglas Coupland. Ça m’est venu comme ça, sans vraiment y réfléchir. Pas uniquement à cause de son livre Toutes les familles sont psychotiques, qui est fort à propos dans cette discussion, mais aussi Girlfriend in a Coma, ou encore le très beau School Spirit issu de sa rencontre avec Pierre Huyghe. Ce qui est très fort dans School Spirit, c’est le détournement des Yearbooks (almanachs), de cette imagerie et de ce qu’elle implique, pour en faire des sortes d’épitaphes, d’avis mortuaires ou de testaments. C’est très marquant et très réussi. Est-ce que tu travailles avec des références littéraires? Celles-ci?

Eric Pougeau. Pas celles-ci précisément, mais oui, mes références sont essentiellement littéraires et ce matériau qu’est l’écriture m’est apparu comme le plus évident pour moi, même dans le champ des arts plastiques. La littérature américaine m’a beaucoup inspiré, d’Hubert Selby à Herman Melville.
Pour revenir à ton travail, une chose qui m’a beaucoup plu, c’est l’utilisation du montage et du son, avec cet aspect répétitif et obsessionnel de certains gestes et cette superbe absence de dialogue.

Emmanuelle Antille.
C’est vrai que dans mon travail les gestes et le montage vont de paire. Un geste engendre souvent une décision, une idée pour le montage et, parallèlement, le montage permet d’intensifier un geste, sa signification, son caractère pulsionnel ou obsessionnel.
Lorsque je monte, les images deviennent une sorte de matière que je peux étirer, couper, malaxer. Il y a un caractère étonnamment physique dans ce travail, alors que je suis assise derrière mon clavier. Ce caractère physique fait totalement écho avec la nature des gestes et des rituels que je mets en place.
Il y a une action en particulier dont j’aimerais te parler, c’est une scène du film Night For Day. Dans cette scène, ma mère m’embrasse et me mordille les pieds, les jambes, les cuisses. C’est une gestuelle que l’on fait habituellement avec un nourrisson. Cette action peut apparaître comme une scène d’amour, d’inceste ou de cannibalisme (telles ont été les réactions très nombreuses et variées des spectateurs). Les différentes lectures de cette scène m’ont beaucoup intéressée, parce que je refuse de me positionner. Je laisse toujours une action ouverte, libre à chacun de l’interpréter selon son propre système de valeurs, son éducation, etc… C’est ce que j’essaye de faire dans le travail : créer une rupture, requestionner et repositionner le rôle de chacun.

Eric Pougeau. Pour moi, ma position consiste à concentrer ma réflexion dans un minimum de mots et de signes. D’épurer jusqu’à arriver à un aspect clinique qui passe aussi par la calligraphie. J’élimine tout ce qui pourrait parasiter la lecture des mots. Une fois cette forme minimale et claire atteinte, je crois que le lecteur donne le sens, l’interprétation que son expérience et sa vision lui inspirent. Cette disparition d’affect dans l’écriture et son aspect clinique sont pour moi comme l’expression d’une apparente normalité, proche du secret, alors que le contenu exprime cette possibilité de déplacement, de déchaînement des pensées et des gestes que la sphère familiale permet.
C’est vrai que chez toi les gestes creusent une interprétation. Où les places-tu par rapport à l’amour, à une certaine forme d’envahissement affectif?

Emmanuelle Antille. Les gestes sont là pour exacerber les liens, exagérer leur nature. Par rapport à l’affectivité, j’ai toujours en tête cette idée que l’artiste est une sorte de prostitué. Comme cette figure de l’ange dans Théorème de Pasolini, ce visiteur qui arrive on ne sait comment dans une grande famille de la haute bourgeoisie milanaise et s’offre à tous ses membres. Pour moi, l’artiste, c’est vraiment ça : une personne qui prête son corps, son intimité, ses pensées aux désirs des autres, des spectateurs. Quand je me filme ou que je filme les membres de ma famille, mes amis, des acteurs aussi, je leur dis toujours que nous sommes des vecteurs, des enveloppes. C’est le spectateur qui nous donne un nom, un rôle, un passé. Nous pouvons être tout ce qu’il souhaite, assouvir toutes ses pulsions.

Eric Pougeau. Quelles sont tes inspirations musicales? Quel est le rapport au son dans tes dispositifs?

Emmanuelle Antille. Elles sont vraiment très éclectiques. Ça va de Cypress Ill à My Bloody Valentine en passant par Sepultura, Neil Young, PJ Harvey, The Breeders, Helmet, Yo La Tengo. Je n’arrive pas à savoir moi-même s’il y a un dénominateur commun entre tout ça. En fait, ce n’est pas important.
Ces dernières années, j’ai eu la chance de collaborer avec de très bons groupes: Honey For Petzi, Ventura, Toboggan… Le son, la musique sont toujours très présents dans mes films et mes installations. C’est là que je place la parole. Je demande souvent aux musiciens de composer un thème par personnage, ce thème devenant une forme de langage pour celui-ci.
Et toi, est-ce que tu fais toujours de la musique avec ton groupe Flaming Demonics? Vois-tu un lien entre ce que tu fais en musique et ton travail plastique?

Eric Pougeau. Non, je ne joue plus avec ce groupe. Il s’est arrêté il y a longtemps. Une compilation de bandes est en préparation car, à l’époque, nous n’avions sorti que deux 45 tours. Le lien que je vois avec la musique est peut-être la rage, la rage du refus.  Le refus d’être placé, enfermé. Le refus de fuir aussi cette réalité.
Alors j’écris et réécris ces mots jusqu’à me flinguer la main. Comme une corde de guitare qui casse parce qu’on la maltraite, et cette main meurtrie stigmatise la perte qui m’apparaît nécessaire à mon travail. Aller à sa perte pour l’intérêt d’une oeuvre et de ceux qui vont la découvrir. Et je pense que cette notion de perte est très présente dans la musique. Il faut que je me tape ce travail, que tous ces mots existent et que s’y engouffre le coeur de ma réflexion et de ma rage. Alors, ma recherche de clarté, d’efficacité vient sans doute de la musique. Et je tente par cette clarté d’ouvrir le champ de l’interprétation, le champ de la fuite.
Au final, je crois que j’accepte de me confronter à cette réalité par amour, un amour incertain et silencieux qui, comme un enfant abandonné, s’exprimerait dans la transgression. Alors je fais des fictions pour en parler sans en avoir l’air, en déplaçant des situations communes en les faisant basculer dans un inacceptable qui nous fonde, mais qui est la base du rejet et de l’abandon.

Emmanuelle Antille. Je te rejoins dans cette idée de faire face, de faire acte de résistance et de conscience à travers le travail sans fuir la réalité, mais paradoxalement en libérant des espaces, des zones franches, incontrôlées, incontrôlables, pour s’y échapper. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Tornadoes of My Heart, le travail que j’ai développé avec cette communauté d’adolescents. Et sur quoi est-ce que tu travailles en ce moment ? Comment développes-tu ton travail ?

Eric Pougeau. Je travaille à partir de notes et de lectures, mais c’est toujours une intuition qui s’installe en moi et devient une obsession. J’ai besoin de cette sensation de nécessité pour travailler, sinon je me tais, alors je produis peu.
En ce moment je cherche le dispositif qui me permettra de faire exister mes prochains travaux. Ceux-ci seront basés sur l’écriture et c’est la mise en scène de cette future fiction qu’il me faut encore définir.

Emmanuelle Antille. Quel en sera le thème ?

Eric Pougeau.
Je peux simplement te dire que je pense à cette phrase de Louis-René des Forêts : «Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s’impose. Tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu’avec elles»