ART | INTERVIEW

Emmanuel Régent

Emmanuel Régent pratique le dessin presque quotidiennement, avec un intérêt particulier pour ce qui représente la lenteur, l’attente, le vide ou l’absence. Dans ses œuvres — dessins, volumes et peintures—, il élabore un travail discret et silencieux, à la frontière du visible.

Daria de Beauvais. Mes plans sur la comète (2006) est le titre d’une de tes œuvres-clés. Quelle en a été la genèse?
Emmanuel Régent. Cette sculpture est réalisée avec trois feuilles de grand format roulées dans une corbeille à papier. Ces feuilles sont symboliquement tous mes dessins et mes projets ratés, ceux que j’aimerais faire et que je ne fais pas, les travaux en attente ou irréalisables, qui finalement constituent le volume physique et poétique de cette sculpture qui prend la forme d’une comète.

Selon tes propres mots, ta pratique artistique consiste à «construire des espaces de projection ouverts, des espaces de suppositions, de divagations, de dispersions». Peux-tu développer?
Emmanuel Régent. Dans une interview donnée à Paris en 1978, Jorge Luis Borges commença par répondre à son interlocuteur avec cette phrase: «Quand j’affirme quelque chose, je ne fais qu’avancer une possibilité. Je propose donc, avant de commencer, que nous émettions quelques locutions de doute, comme «peut-être», «probablement», «il n’est pas impossible que», etc. Le lecteur les placera lorsqu’il le croira opportun.»
Même si ma pratique du dessin intègre la notion de labeur et de temps passé, beaucoup d’idées me viennent presque par hasard, lors de moments d’attente, quand je ne travaille pas. Je dessine autant que je pêche, presque quotidiennement comme Noël Dolla. Je pratique principalement la pêche à la palangre qui consiste à déposer la veille au soir puis à relever au lever du soleil, une ligne horizontale de 60 hameçons entre 30 et 80 mètres de fond. C’est un gros temps de préparation où il faut avant et après chaque calage entretenir la palangre. C’est à ce moment là que je rêve aux poissons du lendemain, c’est ce simple espace de spéculation que je recherche.

L’oubli, l’abandon, sont également des phénomènes récurrents. Pour quelle raison?
Emmanuel Régent. Dans mes travaux, l’oubli et l’abandon sont des espaces de déplacement à la fois du regard mais aussi de la mémoire pour étirer la durée de lecture de l’œuvre; la perception du sac dans un coin éclate à retardement (J’avais oublié, 2007), le cadenas en U abandonné renvoie au scénario du vol (UC, 2007) et mes actes manqués apparaissent dans une corbeille à papier.
Ce qui m’intéresse avec l’oubli, c’est qu’il soit le pendant de la mémoire. On pourrait penser l’oubli comme une valeur positive. Il y a un oubli passif qui est un effacement inexorable des traces mais également un oubli actif qui conserve quelque chose de fondateur, qui relève de l’inaccessible plutôt que de l’ineffaçable. Je recherche cet effacement actif dans certaines de mes pièces.
Je pense aussi à l’idée d’abandon dans les promenades de Francis Alys, avec son Paradox of Praxis (1997) où il fait petit à petit disparaître un bloc de glace en le poussant dans les rues et à ses Magnetic Shoes (1994) recouvertes de particules de métal.
J’aimerais par ailleurs constituer une bibliothèque composée uniquement de livres trouvés dans les gares et aéroports, oubliés ou abandonnés par les lecteurs.

Tes œuvres restent toujours très ouvertes à l’interprétation: toute narration est-elle possible? Tout retournement de situation est-il envisageable?
Emmanuel Régent. Un de mes romans de référence est Jacques le fataliste et son maître de Diderot qui est d’une incroyable modernité; il nous amène avec ses personnages à partager de l’intérieur les aventures de Jacques. Nous sommes les témoins actifs d’une histoire où le narrateur joue avec le lecteur, lui parle et semble presque même faire évoluer Jacques et son Maître en fonction de ses réponses qui pourraient faire changer le plan de la narration. Il y a cette idée de basculement, de retournement, comme un sol deviendrait plafond et où, d’un coup, l’apesanteur s’inverserait en fonction de l’angle de vue.

Tes dessins se font dans la durée et représentent souvent des scènes posant justement la question de l’attente: manifestations, files ininterrompues de personnes. Que représente ce temps pour toi?
Emmanuel Régent. Dans une société où le temps n’a jamais semblé être aussi rapide et où les distances ne se mesurent plus en km mais en heures ou en minutes, mon travail est une sorte d’éloge de la lenteur. Je dessine des files d’attente de personnes qui font la queue pour visiter un monument, aller au théâtre ou au cinéma; mais c’est aussi faire la queue pour obtenir des papiers ou de la nourriture…

Que signifie dessiner pour toi?
Emmanuel Régent. Observer l’actualité, rester en éveil, être un témoin actif, se poser naïvement la question de la nécessité de dessiner de sa main aujourd’hui, essayer de faire des liens entre le geste ancestral d’un simple trait de charbon et le PAD extra sensible de mon nouveau Mac.
Prendre le temps du «faire», organiser ma gymnastique, user des centaines de feutres, remplir du noir, préserver du papier, dessiner pour mieux voir en dehors de la feuille.
Le dessin est un langage autonome qui peut se passer d’explications, c’est le plus simple moyen d’expression plastique, j’aime cette économie d’un «n’importe où, n’importe quand avec presque rien».

Visuellement, tes œuvres semblent autant jouer sur la disparition (Buées, 2000) que sur la démesure (Une partie d’un monde auquel, dit-il, je ne croyais pas, 2009; 3e marche au-dessus de l’autel, 2008)?
Emmanuel Régent. Pour Buée, le spectateur est invité à souffler sur du plexiglas afin de faire apparaître un dessin visible un court instant en fonction de la température ambiante.
En ce qui concerne mes travaux de grand format avec une visibilité plus directe, la «fixation» reste malgré tout temporaire et dépend souvent de l’angle de vue. Je pense à L’Enterrement à Ornans de Courbet (1850) qui, malgré des dimensions imposantes et une mise en scène complexe, est totalement construit dans et par le trou du tableau, cet espace vide qui déborde de la peinture et englobe le mur, la salle, les spectateurs et le monde.
Dans les films d’Antonioni, il y a aussi ce que l’on perçoit de central et ce qui défile hors champ dans les blancs. Au début de Blow-up, Thomas achète une hélice d’avion chez un antiquaire qui doit la livrer chez lui, l’histoire se déroule, puis, alors qu’elle a été complètement oubliée dans la narration, l’hélice est livrée et revient à l’écran.

Sans Retour (2007), Horizon (2006): autant d’œuvres qui jouent sur la transparence. Quelle serait ta définition de la transparence?
Emmanuel Régent. Avec Sans retour, la transparence a pour but d’apporter une discrétion formelle puisque cette pièce est très peu visible fixée à un mur blanc. C’est aussi l’idée du découpage d’une vitre qui annonce un mouvement, un morceau de fenêtre en rotation, un bout de verre d’encadrement à la fois pour protéger le dessin et le mettre à distance. Au-delà de la question de la fragilité, il s’agit plus pour moi de me poser la question du réel et du virtuel, des jeux de perception, de communication, des pertes de repères, du mouvement continu…
Pour Horizon, la transparence permet de percevoir l’eau de chaque récipient, c’est l’alignement des niveaux qui crée cette ligne d’horizon. En dehors de mon attachement pour la «mer nostalgique», je pensais à la ligne droite du 42e parallèle retracée par les courriers de Douglas Huebler.

Te définirais-tu comme un artiste engagé? Les œuvres J’avais oublié (2007), Solitude Grecque (2008) ou encore Révolution Silencieuse (2006) envoient en effet un message ambigu à celui qui les contemple.
Emmanuel Régent. Je ne suis pas certain de la définition de l’engagement, c’est une question bien complexe! Je suis engagé comme tous les artistes au sens politique mais pas au sens partisan, j’observe les choses, fais des liens, en suggère d’autres. Par exemple, la série Antiquités Grecques fait suite aux révoltes de décembre 2008 dans ce pays.

Qu’est-ce que le précieux pour toi? Qu’apporte à ton travail l’utilisation de l’or (Raissa, 2007) ou de l’argent (Reflet, 2006)?
Emmanuel Régent. Une grappe de raisins nue recouverte d’or, tout comme une pierre entourée de feuilles d’argent après avoir été ramassée sur un chemin: il s’agit à la fois de recouvrir et découvrir, de faire briller ces espaces manquants, pour les rapprocher et les éloigner du quotidien. Ces métaux naturels sont une sorte de valeur refuge, historique, financière, esthétique aussi. L’utilisation de l’or est un pan énorme de l’histoire l’art, mais je pense surtout aux Zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein.

Quelles sont tes sources d’inspiration?
Emmanuel Régent. Je réalise mes dessins à partir de croquis réalisés sur le motif, d’images piochées sur Internet en fonction de l’actualité ou de photos prises au hasard de mes rencontres. C’est un mixage de plusieurs sources qui alimentent mes travaux. D’une manière générale, en plus de mes lectures, de l’histoire et de l’actualité artistique, je suis influencé par des choses simples de mon quotidien comme la météo marine, l’entrée des cinémas le samedi soir et le 1er mai à Paris, les rochers du bord de mer, les gares et les aéroports, les objets trouvés…

Où vas-tu?
Emmanuel Régent. «… Est-ce que l’on sait où l’on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut».

Extrait de Daria de Beauvais, Caroline Smulders, Emmanuel Régent: Mes plans sur la comète, éd. Monografik, 2010.

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