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Emilie Benoist

Emilie Benoist manipule les données scientifiques, avérées ou vraisemblables, comme on peut triturer une matière malléable. Le microcosme fait écho au macrocosme dans ses pièces rejouant la frise chronologique du néant vers le présent. Elle propose sa lecture des mystères naturels pour tenter avec des moyens poétiques plutôt que cartésiens de comprendre le monde.

Bettie Nin. Ensembles 2002-2012 est le titre d’un ouvrage sur tes derniers travaux; il paraîtra aux éditions Manuella en septembre 2012. Cette monographie explore quatre thèmes dominant cette dernière décennie: «Matière grise», «Cellula phantastica», «Neverland» et enfin «Ces milieux». Peux-tu nous les présenter brièvement?
Emilie Benoist. Ces quatre thèmes correspondent à quatre ensembles de dessins et d’installations et ont été le point de départ de cette idée d’édition, du titre et du parti-pris d’un suivi chronologique… La pièce la plus ancienne, de 2002, est ma première cartographie en volume dont la base est un document scientifique, et la plus récente, Lumière blanche, date de 2012.
Entre 2003 et 2006, il y a d’abord eu «Matière grise», une partie assez didactique, qui partait de documents scientifiques sur le fonctionnement et les dysfonctionnements du cerveau. Je me suis alors concrètement penchée vers l’imagerie IRM et j’ai utilisé une intense banque de données vraies ou fausses. A partir d’images piochées sur internet ou de gravures anciennes, j’ai créé en sculptures des coupes sagittales à l’aide d’un grand nombre de matériaux tels que l’éponge végétale, le sandow, le fil, etc.
Cette série, somme toute assez illustrative, a débouché sur l’ensemble «Cellula phantastica», davantage relié à l’imaginaire. J’ai pu alors basculer vers l’abstraction, le rêve éveillé, l’inconscient, et complexifier cette idée de la pensée. Le thème est lié à une croyance de l’époque médiévale où l’on pensait pouvoir localiser dans le cerveau la cellule source de l’imaginaire, la cellula phantastica.
Puis ces recherches m’ont permis, vers 2009, d’entamer «Neverland», une série reprenant fortement l’idée d’une société et de son paysage. Ma palette des matières commençait à se resserrer sur les dérivés de plastiques et le graphite. L’idée de représenter la pollution et des environnements modifiés est née à ce moment-là. Je passais du dessin au volume en utilisant les mêmes composants, le papier et le graphite. A cette période j’ai donc appris la technique du pliage de l’origami pour déployer le dessin dans l’espace. Je suis allée vers des formes qui pouvaient être des mégalithes, des silex, des lames anciennes, etc. J’incorporais aussi des emballages de médicaments et des emballages de la vie courante pour réaliser des micro-cristaux et des biomineraux.
Du travail sur les énergies fossiles puis sur les origines du monde vivant je suis arrivée à la préhistoire. Quand j’ai abordé «Ces milieux», le quatrième volet dans lequel je suis toujours, j’ai pu ainsi me projeter vers le futur. Ce cheminement chronologique me permet d’avancer et à la fois de questionner le devenir du monde vivant.

Ton travail est très riche, parfois même complexe car il s’appuie sur de nombreuses théories scientifiques. Les sciences naturelles semblent être une source intarissable pour toi. On retrouve dans tes «idées fixes» une véritable fascination pour le cerveau mais aussi un intérêt particulier pour certaines théories sur l’évolution des minéraux, la géophysique, la nature, l’archéologie, etc. Quels liens fais-tu entre Art et Science?
Emilie Benoist. C’est un fonctionnement que j’ai depuis longtemps, peut-être dû au fait que mon arrière grand-père, Emilien Benoist, était médecin et faisait des recherches sur la synesthésie (ndlr «Trouble de la perception des sensations, qui fait éprouver deux perceptions simultanées à la sollicitation d’un seul sens»). Je cherchais à travailler sur la couleur, la vision, le fonctionnement cérébral et à relier cela à l’Art.
Puis les choses se sont imposées. J’ai toujours la sensation d’être dans la construction, qu’il n’y a rien de fait au départ mais que l’idée de croissance est là, toujours présente. Ma construction mentale reprend un processus biologique: je pars d’un élément très petit et le multiplie pour en construire un autre. Mon cheminement visuel est comme ça aussi, je décompose les choses, je considère qu’une image est composée de carrés successifs ; en sculpture, je pars d’un pixel, qui est comme une cellule, un atome que je multiple à l’infini pour constituer des représentations. Pour moi l’Art est relié à la Science dans cet ordre-là. J’envisage tout de façon biologique comme des micro-organismes qui seraient des matières premières à assembler pour construire des formes dans l’espace.

Justement, tes sculptures sont souvent des fragments ou des échantillons de matière. Peux-tu parler de ton rapport aux microcosmes?
Emilie Benoist. J’ai l’impression que nous sommes tour à tour confrontés à l’infiniment petit et à l’infiniment grand. Mes représentations sont souvent abstraites car on est dans le détail. Micro-mousse, par exemple, est une pièce en volume qui représente un échantillon de paysage, initialement un tout petit dessin de 2 x 2 cm de Escher que j’ai imaginé en volume et agrandi. Cela crée un trouble de la perception. Est-on dans un monde de lilliputiens quand on se projette à l’intérieur, ou au contraire est-on dans quelque chose de très petit par rapport à l’échelle humaine? De la même façon dans «Cellula phantastica» un fragment de moelle épinière était fortement agrandi. Ce qui est intéressant c’est la manière dont le spectateur passe de l’un à l’autre et s’interroge sur la place de l’homme dans l’univers.

Les dessins dialoguent avec les volumes. L’utilisation d’aquarelles et d’encres fait naître un travail très libre, expressif, spontané, entre abstraction et figuration. Tu pars donc d’un socle concret, la Science, pour construire une œuvre onirique. Les taches des tests de Rorschach par exemple t’ont inspirée. Y a-t-il un rapport à l’écriture automatique, à l’inconscient, aux rêveries, aux fantasmes?
Emilie Benoist. Oui. Le point de départ d’une longue série de dessins débutée en 1998, et que je prolonge encore aujourd’hui, est Henri Michaux. Ses images et ses textes, ses dessins sous mescaline, par exemple, et l’écriture automatique. Le basculement de la réalité vers l’abstraction m’intéresse énormément ainsi que l’idée du contrôle et du non-contrôle. Les phénomènes d’hallucination, les troubles de la perception ont l’intérêt d’amener à d’autres dimensions.

Et le graphite…
Emilie Benoist. Le graphite est là, comme un composant naturel, omniprésent dans beaucoup de volumes et de dessins. Il découle du carbone qui est un composant de notre corps. Il est aussi dans l’environnement, en quantité normale ou non, soulevant alors la question de la toxicité — il participe d’ailleurs au nucléaire. Le graphite se présente sous des formes très variées. J’ai utilisé beaucoup de matières, dont certaines sont devenues récurrentes comme le graphite. C’est une matière première dont l’aspect minéral gris permet de travailler les niveaux de gris.
Dans les quatre ensembles les gris sont là. J’ai d’ailleurs cette volonté de revenir à la non-couleur ponctuellement, pour aller à l’essentiel. J’ai des moyens très simples, je dessine parfois seulement à l’aiguille. Je pense aussi à un dessin comme Sendai où le graphite vise à rendre l’idée d’irradiation, à représenter un phénomène. Je suis attirée par l’idée de réduire les matières premières, mais aussi de réduire les effets pour montrer les phénomènes primitifs.

Les sérigraphies sont au contraire assez retenues, décoratives, graphiques, illustratives, explicatives. Dans la série «Ces milieux», elles agissent en exhausteur de sens, elles semblent proposer un contexte… Explique-nous ce qu’elles sont pour toi dans ce travail? un élément contextualisant? un pur élément graphique? un prétexte? une clef conceptuelle? etc.
Emilie Benoist. C’est tout ça à la fois, mais je les mets à part. Cette technique de la sérigraphie est très particulière, et pour la première fois j’ai utilisé de l’encre de chine pour faire des fonds en spirale. Suivant les éclairages on peut voir d’infinies nuances. Ces visions noires sont reliées pour moi à des visions obsolètes. Ce sont des représentations de l’arbre du vivant de Ernst Haeckel qui, à un moment donné, a mis l’homme au centre des espèces, sous la forme d’arbres successifs, comme des racines ou des algues. Ça m’intéressait de les prendre tels quels comme des citations. En sérigraphie, j’ai collaboré en déposant seulement le graphite sur les écrans et ça m’a permis d’être pour une fois très détachée de la forme du dessin. Je plaquais une imagerie qui existait déjà, des représentations devenues décoratives… La dernière image de la série est blanche. C’est un dessin gravé à l’aiguille où le graphite est incrusté. C’est l’arbre du vivant sous forme de buisson où l’homme n’est plus au centre mais est une espèce parmi les autres, au même niveau que les bactéries, les eucaryotes, etc. A cette époque je réalisais un workshop en collaboration avec des professeurs de biologie, ça me permettait de re-basculer dans des savoirs anciens que je transposais à mon niveau et je puisais en même temps sur internet la recherche la plus récente. Ces sérigraphies posent la question: «Qu’est-ce qui est vrai là dedans?»…

Ton travail n’est-il pas aussi un grand questionnement autour de l’artefact, c’est-à-dire de ce que l’homme fait à une matière brute, de l’impact de l’homme sur la nature? Les sculptures Biominéraux et les Diamants, par exemple, associent des formes d’objets créés par l’homme (silex, mégalithes, armes primitives, architectures) et des formes d’éléments naturels (minéraux, végétaux, organiques). Mises en parallèle ou mélangées, elles sont des hybrides entre artifice et nature. Peux-tu nous en parler?
Emilie Benoist. Les micro-cristaux sont les premiers minéraux de notre planète, à l’origine des origines, en particulier le graphite et le diamant, un temps donc détaché de celui de l’homme. Ensuite il y a la période des silex trouvés, des silex taillés, des choses élaborées, touchées, retouchées, ces prises de pouvoir symboliques, ces pierres redressées pour faire des mégalithes, ces marquages de territoire, ces prises de conscience pour se fixer dans le temps et le lieu.
Sur tout ce que je fais il y a re-fabrication d’un processus totalement faux, en ça je joue avec l’idée d’artefact. J’aime brouiller les souvenirs, la mémoire, qu’on ne sache pas ce qui est moderne et ne l’est pas, ce qui est récent ou pas. Il y a un brouillage des données. Je ne suis pas un archéologue type, en fait je me sers des données pour dire autre chose. Mes mégalithes sont en papier, par exemple, et sont extrêmement fragiles. On peut se demander par là si notre société devenue ultra fragilisée n’est pas en train de basculer? Je suis dans cette dérision… Mes silex en strates de papier hyper-fragile, évoquent l’arme primitive pouvant se désintégrer d’un moment à l’autre. J’aime montrer que l’on est surtout dans le non-contrôle des choses. Il y a le matériel et l’immatériel, l’inscription et l’effacement, le naturel et l’artificiel… Des mégalithes primitifs mais ultra-refaits, ultra-pliés, ultra-faux. Il y a dans la notion d’artefact une mainmise sur des phénomènes naturels qui ne le seront alors plus.

Revenons à Ensembles 2002-2012… Comment s’est passée ta rencontre avec les deux auteurs? avec Pierre Giquel, professeur aux beaux-arts de Nantes, et avec Israel Rosenfield, éminent chercheur américain sur la mémoire?
Emilie Benoist. Avec Pierre Giquel, il y a 18 mois, ce fut une très belle rencontre. Il a une approche très poétique et une vision extrêmement différente de la mienne. C’était donc passionnant de lire avec ses mots, avec une richesse de vocabulaire incroyable, sa projection de mon monde. Il a construit un monde intéressant à partir d’œuvres qui existaient déjà en les emmenant ailleurs. Anaël Pigeat a aussi fabriqué une préface parfaite qui articule les différentes parties. La rencontre avec Israel Rosenfield fut passionnante, mais je ne peux pas parler de son texte car je ne l’aurai que dans quelques semaines. Mes rapprochements avec la science ne sont que des points de départ, il y a ensuite tout un cheminement qui m’est très personnel et qui se passe à l’atelier. Il est donc venu à l’atelier… Cette plongée dans mon lieu de travail était comme entrer dans ma tête… J’ai aimé pouvoir lui montrer cette partie cachée, pouvoir parler avec lui de ces recherches qui ont fait écho à mon travail, comme les cartographies cérébrales liées à mes volumes de micro-billes de polystyrène. Le dialogue a eu lieu sur des points précis.

Maintenant que ce projet monographique est terminé, as-tu l’impression de pouvoir faire un bilan? As-tu envie de chercher de nouvelles pistes ou au contraire cela a-t-il renforcé ton envie d’explorer encore et encore ces thèmes qui t’ont déjà tant inspirés?
Emilie Benoist. Pour moi cette édition est une trace dans l’idée d’empreinte. J’ai arrêté de créer pendant quelques mois pour faire ce travail passionnant avec des gens différents. Finir un tel livre est une étape, cela fixe les choses et en fixant ça prolonge l’idée générale. Ces milieux va donc continuer. Cela m’a aussi permis, même si c’est un poncif, de prendre du recul pour mieux avancer. Il n’y aura pas de changements. Cette étape permet de fixer, de balayer, d’avoir cette trace pour mieux continuer ensuite. Je suis dans ce que je fais.

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