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Emilie Benoist

Pour la jeune sculpteu Emilie Benoist, la création est une forme d’utopie intime destinée à interpeller. Une démarche poétique qui doit beaucoup à la science, au corps — ses secrets et ses singularités.

Interview
Par Patrick Sinety

La galerie (EvaHober présente les travaux d’Emilie Benoist, jeune sculpteur diplômée des Beaux-Arts, jeune mère aussi, qui envisage la création, « ces choses qui ne servent pas à grand chose », dans une perspective utopique, non pas une utopie qui se manifesterait dans la violence révolutionnaire, mais intime, destinée à interpeller celui qui choisira de se laisser interpeller. Elle parle ici de ce que la science a d’important dans sa démarche, du fonctionnement du corps, de ses secrets et de ses singularités parfois inquiétantes, toutes choses dont on peut se rendre compte en visitant une exposition, « Machine Oeil », où la science se paye le luxe de devenir poésie.

Patrick de Sinety. Quelles sont les motifs qui t’ont conduit à te consacrer entièrement à la sculpture, et plus généralement à choisir pour voie la si peu tranquille existence d’artiste ?
Emilie Benoist. Son intranquillité justement, la volonté de choisir et de décider en permanence ce que je fais plutôt que me le laisser dicter. La sculpture n’a pas d’utilité concrète, elle ne sert spontanément à rien. Son effet, si elle en a un, est d’ordre immatériel, ses répercussions sont invisibles ou ne s’évaluent pas selon des critères normaux et concrets. Elle ne cherche pas à changer la société, simplement à « éveiller » la pensée de celui qui la regarde ou à lui proposer une pensée différente. Et puis on n’est jamais certain de sa faculté à déclencher quelque chose, ni de la nature de ce qu’elle produit sur le visiteur peut-être bien loin de voir ce qu’on avait imaginé qu’il verrait.
C’est cet état d’incertitude qui rend cette voie si difficile. Éveiller la pensée, éventuellement lui faire percevoir la réalité de façon différente, est à mon avis un acte utopique et une quête d’absolue qui oblige en permanence à se remettre en question, à se dépasser soi-même en vivant dans un état continu d’effervescence créatrice. L’exigence que requiert une telle quête est à la fois excitante et risquée parce qu’en dernier lieu, ce que l’on tente de restituer de la réalité en la regardant avec le plus d’acuité possible, ne peut s’accomplir que dans la plus grande solitude.

De quelle manière as-tu investie la sculpture ?, comment as-tu été amenée à choisir tel matériau plutôt que tel autre et à faire un type de sculpture très éloigné de la sculpture traditionnelle ?
Je suis fascinée par le travail du bois, peut-être parce que je suis issue d’une famille dans laquelle le bois occupe une place importante. J’ai par exemple un parent qui a construit sa maison complètement en bois et a fabriqué tous les meubles qui la remplissent avec du bois. Alors en entrant aux Beaux-Arts, je me suis naturellement dirigée vers l’atelier « bois », mais pour toutes sortes de raisons, liées aux méthodes d’enseignement, et aussi du fait d’une certaine maturation personnelle, je me suis orientée vers d’autres formes de sculpture. Dans la mesure où la société, grâce à la sophistication et au constant progrès de ses technologies, produit en masse des matériaux bon-marchés, il me semblait intéressant de jouer de ce paradoxe : utiliser ces matières issues de l’hyper-technologie pour « faire à la main », dans une démarche artisanale, des objets uniques qui soient précisément le reflet de cette modernité. Récupérer les matériaux d’usages courants les plus familiers et les moins nobles de la modernité pour les transformer artisanalement, voilà ma façon de réfléchir sur la société et de prendre le contre-pied de sa fièvre de rendement.

Comment cette réflexion se traduit-elle ? Quels types de questionnements, de réflexions cherches-tu à provoquer chez celui qui regarde ton travail ?
Je me procure des choses qui n’ont pratiquement pas de valeur financière et je les recycle, les transforme pour modifier la perception que l’on en a normalement. Je voudrais que les gens s’arrêtent devant des objets fabriqués à partir de matières qu’habituellement ils dédaignent et ne regardent qu’en fonction de leur degré d’utilité pratique. Il s’agit de regarder différemment, de s’interroger sur la notion de valeur, de trouver de l’intérêt à des choses que normalement on ne regarde même pas, de trouver de la beauté où il ne viendrait pas à l’esprit d’en chercher.

La science occupe une place importante dans ton travail. Dans quelle perspective s’inscrit-elle ?
Oui, les voyages que j’ai faits en Inde et à Naples sont pour beaucoup dans la relation que mon travail entretient avec la science. Mais c’est plus spécialement ce que j’ai vu du rapport que la religion ou la culture populaire entretiennent avec le corps qui a influé sur mon travail. La représentation scientifique du corps, toute l’iconographie qui concerne l’anatomie, les clichés du cerveau, la capacité que l’on a désormais de localiser et de photographier ses zones d’activités, les processus de certains de ses phénomènes, tout cela m’intéresse et me sert. Montrer ce qui est en activité à l’intérieur de nous, ce qui nous permet de penser, de nous mouvoir, et que normalement on ne voit pas, offrent de vastes possibilités artistiques.
En travaillant sur l’exposition, je trouvais par exemple intéressant de matérialiser le processus de la vision, de mettre en scène le fonctionnement de la rétine. Avec les coupes de cerveaux restituant les étapes d’une hallucination, je voulais montrer un phénomène appartenant au domaine de la vision, une vision déformée par le délire, et correspondant à un moment précis, celui d’une crise.
De même, la boîte à musique restitue un moment précis dans le développement d’un corps de nourrisson, c’est le résultat d’une observation en quelque sorte scientifique. Se réapproprier tout ce qui rend compte des découvertes scientifiques, puiser dans l’énorme masse de documents qui s’efforce de les matérialiser, pour les intégrer à un travail artistique, les réinterpréter pour les détourner poétiquement, s’inscrit dans une réflexion sur notre modernité, sur la façon dont la science nous force dorénavant à percevoir la réalité.

Et plus spécialement dans cette exposition, il semble que ce questionnement passe par la vision.
Il s’agissait de présenter physiquement dans l’espace le processus de la vision, et à travers cette représentation, de réfléchir sur l’acte de voir. Est-ce qu’on voit tout ?, est-ce qu’on voit sans vraiment voir ?, est-ce que l’on comprend ce que l’on voit ? La société brasse en permanence d’invraisemblables quantités d’informations pour la plupart véhiculées par l’image, mais que retient-on de cette matière volatile, en constant renouvellement ? Il m’importe de comprendre ce que je vois, c’est cette volonté de comprendre, de rendre intelligible et concret, qui a dirigé la préparation de mon exposition. À partir de schémas presque scolaires, je mets en scène le fonctionnement de la vision afin qu’en sachant comment « cela marche », on soit apte à s’en servir.
Le procédé est à la fois très didactique et métaphorique : un jeu autour de la connaissance concrète d’un mécanisme et la réflexion plus large qu’on est invité à tirer de cette connaissance, sur le fonctionnement du monde par exemple. Il ne s’agit évidemment pas de se transformer en maîtresse et de faire la leçon, mais de mettre en branle son imagination, d’exciter la sensibilité, l’intelligence.
C’est d’ailleurs de cette manière que s’est constituée cette exposition. Le projet s’est élaboré mentalement, comme une histoire qui se construit peu à peu, une action en engendrant une autre. Ici, chaque pièce découlait de la précédente, ce qui fait de chacune un élément aussi essentiel à la structure et à la cohérence de l’ensemble qu’un chapitre à une histoire. Je voulais matérialiser le processus de création, le faire exister par la sculpture, restituer physiquement une pensée artistique, ses divagations, ce dont elle se nourrit, à travers ses lectures, ses observations. Autant de choses qui n’ont pas d’utilité en soi, comme l’art, mais dont on a malgré tout besoin.

À ce sujet, cette galerie n’est-elle pas justement un luxe, une « chose qui n’a pas d’utilité en soi » mais dont on a malgré tout besoin.
De mon point de vue, ce qui distingue la galerie (EvaHober d’un autre lieu, c’est la possibilité que l’on a de montrer son travail au fur et à mesure qu’il se fait. Cela induit une forme de spontanéité, une urgence qui situe notre travail dans le domaine de l’expérimentation et nous écarte un peu de celui de la réalisation d’une œuvre d’art indéfiniment pensée et retouchée. Dans ce contexte, l’échange avec d’autres artistes comme avec le public, est capital, il oblige à se justifier, à s’interroger sur son propre travail autant que sur celui des autres, à se remettre continuellement en question. Cette confrontation est un des aspects essentiels de ce lieu, non seulement parce qu’elle permet au visiteur de rencontrer l’auteur de ce qu’il voit, de dialoguer avec l’œuvre à partir de jalons et de pistes, mais aussi parce que cet échange nourrit notre travail et notre démarche artistique.

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