PHOTO

Embrasser le paysage, se dévisager

Démesurément agrandis, les clichés couleur d’environ 1 m sur 1,50 m de la série dite de la Caravana Obscura sont obtenus sur papier inversible au moyen d’un sténopé géant, à l’échelle d’un mobil home customisé, reconverti ou détourné en chambre noire, s’immobilisant le temps de la prise de vue…

Des duos d’artistes, ce n’est pas cela qui manque : Gilbert & George, Tony & Guy, Pierre & Gilles, Rolf & Viktor, etc. Sauf que, pour une fois ou presque, nous avons affaire à un tandem féminin (n’oublions les cinéastes expérimentales et pushy Klonaris-Thomadaki qui, depuis la fin des années 70, produisent leurs films d’un commun accord).

Artistes associées depuis une vingtaine d’années, Felten & Massinger parcourent le monde, se rendent de biennale de l’art en foire à la photo, avec des Å“uvres de plus en plus maîtrisées et, finalement, très personnelles.

La photographie sans objectif n’est pas synonyme de photographie sans appareil. Les œuvres de Christine Felten & Véronique Massinger n’ont rien à voir par exemple avec les empreintes des dessins photogéniques, schadographies, rayographies, photogrammes et autres chimigrammes, obtenues directement par contact ou reflet des objets sur la surface sensible.

Ici, nous nous trouvons à distance de l’objet ou du sujet. Le trou en tête d’épingle qui laisse passer la lumière, et par là même toute l’image du monde extérieur, autorise une grande profondeur de champ. Christine Felten & Véronique Massinger se situent à la fois dans le domaine artistique de la pose longue, qu’ont exploré en tous sens des photographes et des cinéastes tels que Gjon Mili, Norman McLaren ou Pascal Baes, et dans celui de l’enfance de l’art photographique qui était préfiguré par la camera obscura de Léonard.

Le réel — des paysages plus ou moins dénaturés, contaminés, suburbains, des autoportraits également — est transfiguré par le quantum de lumière. Il subit aussi de plein fouet la synthèse ou, plus exactement, l’ellipse du mouvement — de tous les mouvements, devrait-on dire, qui peuvent se produire pendant le laps de temps relativement long de la prise de vue.

C’est que nous ne sommes pas encore, ou plus du tout, dans l’instantané, cet idéal du vérisme photojournalistique. Les piétons et les gestes rapides passent par profits et pertes, ou bien ils sont tellement floutés qu’ils deviennent fantomatiques.

Les portraits relèvent de la mission impossible — ou de la mission impassible. Le modèle le plus zen aura du mal à ne pas bouger d’un iota durant une séance de pose qui peut varier de vingt minutes minimum à une journée entière.

Christine Felten & Véronique Massinger explorent les territoires qu’elles sillonnent à l’aide de leur mobile caméra dont le dispositif est proche de celui du sous-marin — terme le «sous-marin» désigne les camionnettes utilisées lors des planques par les flics et les barbouzes.
Elles scannent les paysages. Leurs œuvres résultent d’un travail de «motion capture», au sens propre du terme. Les moyens utilisés, apparemment simples, exigent une rigueur extrême et un savoir-faire particulier.

La série exposée s’ouvre sur un panorama sylvestre aux tonalités sombres comme celles qu’on trouve dans certains paysages du Douanier Rousseau. Les feuillages, qui semblent avoir été voilés par l’action du vent ou par la tremblote de la caravane, sont coupés par un sentier lumineux de teinte fauve. Puis vient un autoportrait flou du duo (Autoportrait double aucubas I, 1994), une des deux artistes posant de face, l’autre de verso.
La courbure d’un fleuve gris-glauque (Sambre IV, Farciennes, 2007) ; une station d’essence livrée par un camion Total (Martelange, 2007) ; deux autres gros plans des artistes (Autoportrait double [lune], 1998, Autoportrait double bitume II, 1996) ; un groupe d’une demi-douzaine de personnes dans un cadre post-industriel.
Et la vue d’ensemble du port fluvial orné d’une ronde de péniches, dans lequel miroite le ciel définitivement plombé avec, sans doute, hors champ, le bief du canal qui s’est pendu (Bruxelles, Canal IV, 1994)…

Les images transmettent un sentiment d’étrangeté, de désolation, de mélancolie. Et de l’aura. Indéniablement.