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Électron libre

Au squat de la rue de Rivoli, Chez Robert, solidarité, collectivité, échange, partage sont les maîtres-mots. Un art à contre courant de la société de consommation, au plus près des gens, en-deça des barrières du savoir et des rituels sociaux.

Une banderole rouge avec des lettres blanches — «Chez Robert : électron libre» — est suspendue à une énorme toile d’araignée où sont accrochées, comme prises au piège, d’énormes fleurs en plastique à l’aspect désuet, et de gros poissons rouges et verts. Nous y sommes! Cette façade haute en couleurs, on ne peut la rater, elle attire l’œil du chaland qui se balade en faisant ces courses dans une des rues les plus célèbres de la capitale : la rue de Rivoli.

Entrez «Chez Robert»! ses portes sont grandes ouvertes; les nombreux artistes qui y résident vous accueillent de 13h à 19h 30, sauf le dimanche. Ici on crée en total liberté: plasticiens, troupes de théâtre, compagnies de danse se mélangent. On peut même assister certains soirs à des concerts de jazz ou à un cours de yoga.
Le ton est résolument décalé, et l’humour de rigueur…

Installé dans un immeuble de six étages, datant du XIXe siècle, à l’abandon pendant près de quatorze ans, c’est le 1er novembre 1999 que le petit groupe «KGB» (Kalex, Gaspard et Bruno), des anciens du squat de la Bourse, aidés de quelques dizaines d’autres, investissent l’endroit. Ils remettent en état ce lieu d’une superficie de 1500 mètres-carrés. Le bâtiment appartenait au CDR (Consortium de réalisation), une entreprise publique fondée en 1995 par Édouard Balladur, en vue de liquider les actifs douteux du Crédit Lyonnais…

Chez Robert la récupération des déchets de la société de consommation est la règle d’or. On récupère autant les matières plastiques que les espaces. Réhabiliter un lieu, c’est le reconnecter à la cité, lui redonner une nouvelle vie, le faire renaître d’une façon plus positive.

Le collectif cherche donc systématiquement à réanimer des bâtiments «morts», à créer une dynamique afin d’empêcher que ne se «perdent des milliers de mètres-carrés dans une capitale qui devient de plus en plus un ghetto de riches». Les membres du collectif luttent pour réintroduire une mixité sociale au cœur de la cité, dans un Paris où les loyers ne cessent d’augmenter, où la pénurie d’ateliers engendre une réelle inégalité entre les artistes. Ce qui pose la question de la place de l’art et des artistes au sein de la ville. Ils militent pour que chacun ait droit à son propre espace de création, sans attendre le bon vouloir des politiques qui promettent d’accroître le nombre d’ateliers d’artistes.

Passible d’expulsion depuis la fin de l’hiver 2001, le squat est toutefois défendu par Bertrand Delanoë, Maire de Paris, et par les Verts, si bien que le départ n’a pas encore eu lieu. Électrons libres a été l’un des squats les plus médiatisés ! Jouer avec les médias a été pour le collectif une façon d’alerter les gens et de les intéresser à leur cause.

Un projet de pérennisation intitulé «Essaim d’art» a été mis en place avec la mairie. «Chez Robert. Électron libre» aurait sa propre gestion, mais serait aidé par la ville. Actuellement autogéré, le squat ne reçoit aucune subvention, et ne vit que de la générosité des visiteurs.

Mais la légalisation ne risque-t-elle pas de menacer l’authenticité du projet? N’est-elle pas un facteur de récupération par la Mairie de Paris? Gaspard pense au contraire que le partenariat municipal apportera plus de sécurité, assurera une reconnaissance, et conférera une utilité à ce lieu dit « alternatif » en préservant les ateliers et surtout l’ambiance particulière qui y règne et qui plaît tant au public…

Chacun des six étages a son atmosphère attachée aux personnalités différentes des artistes qui y travaillent! Sculptures, peintures, collages, performances, vidéos, photographies ou installations cohabitent. Au second étage, on trouve même un petit musée, celui d’Igor Balut (personnage fictif), dont Gaspard a été autoproclamé directeur à vie ! Ce musée regorge d’objets de récupération, un peu comme dans les greniers de nos grands-parents on y trouve de vieux jouets, une cage à oiseaux, des boules de Noël, une tête de cerf, du mobilier, des raquettes de tennis ! Inventaire à la Prévert ou petit clin d’œil à Marcel Duchamp…

Les artistes travaillent devant nous, et on peut discuter avec eux. L’ambiance est décontractée et conviviale, les gens se croisent, se saluent. Les visiteurs viennent de toute l’Europe ou presque. Cosmopolite, le squat compte près de trente-deux artistes originaires du monde entier : Brésil, États-Unis, Japon, Belgique, Burkina Faso, Corée du Sud, Vietnam, Russie. Pour Gaspard (artiste-peintre), «c’est aussi un lieu où les cultures se mélangent, discutent entre elles, avec une forte volonté internationaliste». Les artistes ont entre trente et soixante ans, certains «survivent» de leur pratique artistique, mais pas tous.

Solidarité, collectivité, échange, partage sont les maîtres-mots de l’endroit. A l’occasion de «Art House», un événement ponctuel, les artistes du squat, toutes disciplines confondues, se rassemblent pour imaginer et produire une œuvre totale, plurielle. En outre, d’autres collectifs sont parfois invités à intervenir au sein du squat : «La Grande Barge», un lieu alternatif de Montpellier, est actuellement en résidence pour trois semaines pour préparer une exposition qui se déroulera aux premier et second étages.

Ce squat permet d’approcher l’art de façon moins ritualisée que les lieux et institutions reconnues. On y entre plus facilement que dans un musée ou une galerie, sans craindre d’être confronté à sa méconnaissance, et avec la sensation de «voir et toucher l’art vivant de près» (Gaspard). 40 000 visiteurs passent par an Chez Robert, seulement dépassé par Beaubourg (1 000 000 visiteurs) et le Musée du Jeu de Paume (100 000 visiteurs).

Tous les murs sont saturés de couleurs, chaque centimètre-carré est mis à profit pour l’accrochage et la présentation des œuvres. Ça déborde de tableaux, les styles se croisent. Ici le public peut toucher, s’approcher. Il n’y a plus d’interdit !

Pour les artistes, l’enjeu est de «proposer une nouvelle façon de présenter les oeuvres d’art, d’inclure la présence du regard du visiteur, et surtout de désacraliser un art contemporain qui se veut un art d’élite réservé à des élites! Ce lieu se veut plus proche du public sans lequel il n’existerait pas». (Ce sont en effet les milliers de visiteurs anonymes qui ont, à plusieurs reprises, permis d’éviter l’expulsion grâce à leurs signatures de soutien). L’art contemporain s’intéresse-t-il au public? L’art doit aller vers le public, et non pas toujours l’inverse. Une proximité semble s’établir avec les œuvres au sein d’Électrons libres : «Le public ressort content et inspiré, il redonne du souffle à chaque fois à ce lieu».

Je croise une jeune fille qui vient pour la troisième trois fois, cette fois-ci accompagnée de son frère : «Il y a toutes sortes de styles, l’expression est libre et ça fait du bien !», me dit-il, heureux de constater que des artistes créent encore librement…

Ça sent l’encens, il y a de la musique à tous les étages. Les sons, les odeurs, les gens, les styles artistiques, se mélangent. C’est cela qui fait la force d’Électron libre: un mélange des genres qui détonne, une ambiance généreuse, ouverte et conviviale qui donne envie d’y revenir…

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