ART

EinsamZweisam

PMarcel Wanders
@07 Juin 2009

L’exposition EinsamZweisam (Seul/A deux) est l’occasion d’un retour sur trois séries photographiques de Jürgen Klauke, plongeant le spectateur dans un univers érotique à la fois sombre et exubérant.

La galerie Serge Le Borgne présente Dr. Müllers Sex-Shop oder so stell’ich mir die Liebe vor (1977-2009), Viva España (1976-1979/2009) et Formalisierung der Langeweile (1980-81), trois séries photographiques de l’artiste allemand Jürgen Klauke, datant des années 1970 et 1980.
Décennie de l’explosion du film X, associée à la libération des mœurs, les années 1970 sont, dans le monde de l’art, le moment d’un glissement décisif de l’objet d’art vers la mise en scène de l’artiste par le développement de la performance.
Jürgen Klauke poursuit alors un travail photographique dont le sujet central serait l’hybridation sexuelle et la matière première son propre corps, mis à l’épreuve de travestissements en tous genres.

L’espace particulier de la galerie est ici mis au service de la sérialité et de la répétitivité inhérentes au travail de l’artiste. Chacune des deux premières séries occupe une cimaise le long de laquelle on progresse de manière linéaire, faisant ainsi l’expérience d’un défilement d’images de type cinématographique.

Dr. Müllers Sex-Shop oder so stell’ich mir die Liebe vor
apparaît comme une explosion visuelle de formes phalliques accompagnées de poupées gonflables, de dentelle noire, jarretelles assorties et talons aiguilles. L’artiste travesti, affublé de multiples accessoires, célèbre dans une débauche de moyens un joyeux banquet pornographique.

Pourtant, si la panoplie est au complet, l’image n’a presque rien de trivial. Loin de l’excès de réel propre à l’image X, Dr. Müllers Sex-Shop est marquée par une surexposition de l’artifice et de sa mise en scène, l’action restant quant à elle figée, comme suspendue.
Le motif de la poupée, objet ou instrument du désir, invite à quelques détours dans l’histoire du travestissement et des manipulations érotiques, depuis l’icône démembrée de Hans Bellmer (La Poupée, 1933-1945) jusqu’à l’apparition de Rose Sélavy — alter ego féminin de Marcel Duchamp —, lors de l’Exposition Internationale du Surréalisme de 1938.
Joyeuses et débridées, les images de Dr. Müllers Sex-Shop semblent répondre au fantasme d’une sexualité totalitaire, réunissant dans un même corps les pouvoirs du masculin et du féminin, exhibant de manière triomphale leurs attributs respectifs.

Chez Jürgen Klauke, le désir sexuel, émergeant dans le domaine de la représentation par une démultiplication des possibilités anatomiques, une déconstruction libératrice des genres, est empreint d’une force subversive indéniable. Trouvant son origine même dans la mise en scène et l’artificialité de la pose, celle-ci débouche pourtant sur une répétitivité suspecte. Laissant transparaître la fuite en avant induite par les excès d’une machine à relancer le désir, Dr Müllers Sex Shop souligne l’impossible jouissance, sans cesse retardée, inaccessible.

Plus loin, Viva España (1976-1979/2009) met en scène deux personnages, homme et femme, vêtus de noir, parodiant dans des poses acrobatiques saugrenues une danse de flamenco érotique. Les deux figures disparaissant dans la noirceur unifiant l’habit et le fond, seules se profilent les mains de l’homme maintenant les cuisses de la femme, elles-mêmes dévêtues et soulignées par des jarretelles noires.
Les visages sont inexistants, cachés le plus souvent par le corps de l’autre, dans un sombre face à face. Dévisagées, dépersonnalisées, les deux silhouettes en tension vers une imbrication insensée laissent pourtant entrevoir une intimité troublante.
Entre performance d’équilibriste et mise en scène chorégraphique, Viva España évoque autrement la même aspiration à une fusion des deux sexes. Pourtant, la joie délirante de Dr. Müllers Sex-Shop laisse ici place à un duo mortifère, dans lequel les postures drolatiques des personnages se déclinent de manière linéaire selon une tonalité grave et figée.

Au fond de l’espace, le parcours s’achève par la présentation circulaire d’images issues de la série Formalisierung der Langeweile (Formalisation de l’ennui, 1980-1981). L’artiste pose seul, ou à deux — accompagné d’un alter ego sans visage. L’habillement est austère, le décor minimal, l’expression reste figée et le corps maintenu dans des poses improbables. Un certain sens de l’absurde dans la mise en scène et le goût pour les espaces neutres rapprochent ces images de celles d’artistes tels que Charles Ray (Plank Piece I-II, 1973) ou encore de Valie Export (Fitting, 1976) datant de la même époque — le titre Formalisation de l’ennui serait un catalyseur de multiples propositions artistiques, reflet d’un questionnement générationnel.

Point de fuite ou mur buttoir, Formalisierung der Langeweile achève le parcours EinsamZweisam en livrant l’ennui comme point final à l’érotisme. Le contraste ainsi créé avec les œuvres précédentes conduit à s’interroger sur ce qui ressemble à une triste prédiction : traditionnelle menace pour l’ordre établi, le désir sexuel détourné par le divertissement et l’industrie du plaisir à la demande, serait il destiné, par son aliénation au spectacle, à perdre toute force subversive ?

Jürgen Klauke
— Dr. Müllers Sex-Shop oder so stell’ ich mir die Liebe vor / Le sex-shop du Dr. Müller ou comment je me représente l’amour, 1977-2009. Photo couleur (série de 13 photos dont 11 exposées), chacune : 171,5 x 125,5 cm
— Viva España, 1976-1979/2009. Photo noir et blanc (série de 14 photos dont 12 exposées), chacune: 200,5 x 125,5 cm
— Formalisierung der Langeweile / La Formalisation de l’ennui, 1980-1981. 2 photo noir et blanc, chacune : 171,5 x 125,5 cm

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