PHOTO | INTERVIEW

Edouard Sautai

PMarianne Montchougny
@12 Jan 2008

Édouard Sautai exprime bien dans son interview comment il se sert des perspectives pour mieux abuser de notre perception. Ses photographies de miniatures intégrées au vaste monde brouillent nos repères en convoquant pêle-mêle logique et raison, imaginaire et réalité.

Marianne Montchougny : Vous utilisez pour vos prises de vues des modèles réduits. Vous construisez aussi de très jolies petites cabanes en brindilles, en pierres, en cartons. Quelle place l’univers de l’enfance tient-il dans votre création ?

Édouard Sautai : Avec certaines de mes sculptures, qui depuis 1992 représentent des objets agrandis, le spectateur se trouve dans un rapport dimensionnel perturbé. Lorsque vous êtes face à un objet agrandi, vous pouvez vous demander si c’est une copie agrandie d’un objet réel ou bien si c’est vous qui avez rapetissé. Bien sur, généralement vous êtes entouré de repères matériels qui ne vous font pas douter du fait que c’est, bien entendu, la première version qui est la bonne, vous êtes bien en présence d’un objet agrandi… Dans tous les cas, vous êtes placé dans la situation de l’enfant avec sa taille d’enfant qui perçoit le monde plus grand que nous adultes, son corps étant le référent dimensionnel.
En photo, il n’y a plus de repères d’échelle. C’est la raison pour laquelle on trouve souvent dans les photos scientifiques ou archéologiques, par exemple, des règles graduées qui sont posées là dans le champ pour donner une dimension aux objets représentés.

Ces maisons en milieu naturel sont très esthétiques, bucoliques et poétiques. Ce sont des demeures d’elfes ou de fées. Par contre, celles qui sont faites en matériaux de récupération aux pieds d’immeubles dans le paysage urbain constituent-elles une critique sociale de certains modèles de vie ?
Édouard Sautai : Si mes constructions sommaires évoquent les habitations de fortune des sans-abri, elles sont surtout apparues avec les voyages. Ce sont tout d’abord des abris de nomade. Lorsque vous êtes en déplacement lointain dans une culture très différente de la vôtre, il faut s’installer quelque part.
Les maisons de ville, comme celles de campagne, sont des constructions utopiques. A la ville ou à la campagne il faut de toute façon s’installer, habiter, bâtir son home pour se sentir chez soi à un endroit donné. Il faut qu’il y ait un espace propice, bien orienté, avec vue et puis surtout des matériaux à disposition sur place. Dans la construction actuelle, on déplace beaucoup les matériaux pour faire une maison, si bien qu’il y a une perte de l’identité architecturale locale mais surtout que tous ces transports volumineux et lourds engendrent une pollution énorme. Si en France vous construisez votre maison en bois parce que vous voulez construire écologique pour préserver l’environnement et que vous utilisez du bois exotique, alors votre projet ne tient par debout. On peut trouver dans la région lyonnaise des fermes anciennes construites en terre crue avec dans la cour, à côté d’elles, une mare qui a vu le jour avec l’excavation de la matière première nécessaire à la construction du bâtiment. C’est une histoire de plein et de vide. Comme une évidence. Comme un enfant qui ferait un pâté de sable à côté du trou qu’il a creusé pour remplir son seau. Cette proximité spatiale entre le matériau et la construction est un gage d’esthétique. Sur les bords du lac Titicaca en Bolivie on peut voir des villages entiers de maisons en terre qui émergent du sol et qui font corps avec lui dans la matière et la couleur. C’est magnifique.

Outre leur petite taille, les cabanes évoquent le solitaire, l’ermite subsistant dans la nature ou en ville. La multitude étant évoquée à travers l’image des immeubles. Y a-t-il une volonté d’opposer le destin de l’individu face à celui du grand nombre ?
Édouard Sautai : S’il me semble que l’artiste se positionne de toute évidence dans cette scission et qu’être artiste c’est refuser de faire partie du grand nombre, dans mon cas, il s’agirait plutôt de se mettre dans la situation de l’étranger qui arrive et s’installe comme il peut dans un habitat de fortune construit avec des moyens précaires.

On s’aperçoit que le «mini» est partout dans la vie moderne, des mini-légumes aux très petits objets technologiques en passant par les revues et collections de miniatures. Pensez-vous que la miniaturisation fait que l’adulte se sente grand ou petit ?
Édouard Sautai : Je ne possède pas de connaissance particulière en psychologie, mais j’aime évoquer cette théorie quelques peu humoristique que j’ai établie pour expliquer ce phénomène de l’engouement de l’adulte pour les miniatures: durant le début de sa vie, l’humain enfant, grandissant, voit le monde se rétrécir par rapport à son corps. Une fois adulte, comme sa croissance est arrêtée, sa taille par rapport au monde se fige. Mais, accoutumé à voir le monde se réduire c’est tout à coup la sensation inverse qui s’empare de lui: le monde grandit par rapport à lui. On peut constater le même phénomène dans le fonctionnement de la mémoire rétinienne que l’on observe en regardant le paysage défiler par la fenêtre du train. Une fois le train en gare, on a la sensation que celui-ci recule alors qu’il est arrêté. Je pense que l’adulte frustré de ne pas voir le monde continuer à rapetisser par rapport à lui prolonge artificiellement sa croissance en s’entourant d’objets en modèle réduit.

Dans votre langage plastique vous avez privilégié la maison et l’automobile, jouets communément utilisés par les enfants. Que disent-ils de notre rapport au monde et du règne de l’avoir ?
Édouard Sautai : Les objets que j’ai choisis de mettre en scène, la maison et la voiture, questionnent le monde des valeurs et des repères auxquels l’enfant est accoutumé dès son plus jeune âge. Ce sont des modèles réduits-modèles de vie. Ces éléments constructifs de notre civilisation actuelle évacuent la spiritualité au profit d’une quête matérialiste. La personne existe au travers de ce qu’elle possède et non par ce qu’elle est. Je constitue avec humour un répertoire des vanités humaines et des signes extérieurs de richesse toutes catégories sociales confondues.
J’ai remarqué récemment avec beaucoup d’irritation l’affiche pour le salon de l’automobile 2006 à Paris. Pour vendre des voitures, les publicitaires ont utilisé une image de la planète bleue dont ils ont modifié la forme sphérique en lui donnant un profil de carrosserie de voiture traversant l’espace. L’image de la planète qui évoque généralement l’idée de nature et d’écologie a été ici utilisée pour commercialiser l’un des objets qui génère une très grande part de la pollution terrestre. Je trouve cela absolument inacceptable, sachant que le parc automobile mondial rejette 2,5 milliards de tonne de co2 dans l’atmosphère par an.
Avec toutes ces publicités orientées vers l’automobile, celle-ci devient l’objectif d’acquisition principal de la plupart des jeunes. A travers la voiture c’est une idée de liberté erronée qui est encore véhiculée dans notre population soit disant civilisée. Quoi de plus normal alors, que ces jeunes, frustrés de ne pouvoir accéder à ces biens, brûlent les voitures des autres. C’était il y a tout juste un an.

Avec les voitures arrêtées devant les châteaux ou la vidéo dans une rue animée, le trompe l’œil fonctionne jusqu’au moment où un détail révèle la supercherie. Mais on ne se sent pas du tout ennuyé de «s’être fait avoir», on est juste émerveillé. Etes-vous conscient de cet état heureux pour aller plus loin avec votre spectateur ?
Édouard Sautai : J’apprécie qu’il y ait une certaine jubilation à découvrir le subterfuge de mes photos. Souvent je trouve que les œuvres de la production contemporaine sont un peu hermétiques et qu’il y a un manque de générosité de beaucoup d’artistes. J’aime qu’il y ait deux temps de lecture et que le mécanisme de compréhension du dispositif photographique crée un événement heureux. Mais cette notion de jubilation et de plaisir était déjà présente avec certaines sculptures comme les ballons en couleurs ou les maisons de «Home Sweet Home» qui sont agréables à regarder. J’accorde beaucoup d’importance à l’esthétique d’une œuvre. C’est comme l’esthétique d’un gâteau qui donne ou non l’envie de le manger. Et puis je crois que le public a besoin de rêve aujourd’hui pour compenser l’image très négative du monde que lui offrent les médias.

Le plaisir semble lié aussi au fait que vous ne «trafiquez» pas l’image mais qu’elle est le résultat d’un dispositif ingénieux.
Édouard Sautai : Les images de mes photographies et de mes vidéos ne sont ni composées ni fabriquées à l’aide de l’informatique. Elles sont le résultat d’une installation in situ temporaire et fragile pour un point de vue spécifique et précis.
J’investis le lieu choisi, le modifie par l’apport en premier plan de quelques objets dont le positionnement respecte une logique de perspective. Se crée alors l’illusion que ces modèles réduits posés tout contre l’objectif sont de même dimensions que les objets réels du second plan. Le spectateur est dupé sur la taille réelle des sujets photographiés, par l’interprétation erronée de sa perception sensorielle. Cependant tout est mis en œuvre pour que le doute subsiste. Quelques aberrations l’interpellent et sa logique perceptive est faussée. Les modèles réduits, qu’ils soient fabriqués sur place ou rapportés, achetés dans les commerces de maquettes ou de jouets, ne sont jamais la miniaturisation exacte de ce qu’ils tentent de représenter. Les imperfections sont autant d’indices qui nous font douter de ce que cette composition voudrait nous faire croire… Mirage du bonheur.

Entretien réalisé par Marianne Montchougny
Commissaire d’exposition et responsable Arts plastiques à la ville de Choisy-Le-Roi, à l’occasion de l’exposition «Concordantes apparences» à la Mairie de Choisy-Le-Roi du 9 au 30 novembre 2006.

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