Interview d’Edmond Couchot
paris-art.com
Edmond Couchot, vous avez fait paraître, en collaboration avec Norbert Hillaire, en février 2003, un ouvrage intitulé L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, chez Flammarion. Quel était alors votre objectif ?
Edmond Couchot
L’objectif de ce livre était d’abord de faire connaître et reconnaître, en tant qu’art à part entière et dans toute son originalité, l’art numérique. Nous avons voulu en définir la spécificité technique et esthétique, en retracer l’histoire et en dresser un panorama mondial.
Depuis une dizaine d’années, en effet, et après trois décennies de quasi-clandestinité, l’art numérique connaît une véritable explosion. Une constatation s’impose donc : l’art numérique existe. Il a une histoire, déjà vieille d’une quarantaine d’années — les premières utilisations de l’ordinateur par des artistes remontent aux début des années soixante —, il a aussi un avenir qui s’annonce prometteur. L’art numérique a également un public qui l’apprécie quand les occasions (hélas trop rares) lui en sont données, il a aussi ses écoles de formation, ses centres de recherche et d’accueil ouverts aux jeunes artistes.
Incontestablement, il compose à l’heure actuelle une large partie du paysage artistique en France et dans le monde.
Dans ces conditions, l’art numérique a-t-il vraiment besoin d’être reconnu en tant qu’art à part entière, et pourquoi devrait-il être traité hors de l’art contemporain?
Pour la seule raison qu’il a été précisément rejeté hors de l’art dit « contemporain « , hors de son système. Alors que l’art photographique, l’art vidéo, le mail art, le copy art et bien d’autres formes d’expression s’appuyant sur des techniques spécifiques qui lui sont antérieures ou contemporaines, ont été reconnus par le monde de l’art, l’art numérique, sauf exception, est ignoré par les institutions, les critiques, les historiens et les esthéticiens, ainsi que par le marché international de l’art, particulièrement en France.
Nous avons donc analysé, avec Norbert Hillaire, les raisons qui ont maintenu l’art numérique hors du champ des instances de légitimation de l’art contemporain, et montré pouquoi ces raisons sont particulièrement fortes chez nous où règne dans le milieu de l’art une suspicion certaine à l’égard de la technologie.
Mais n’a-t-on pas raison de s’inquiéter de l’importance prise par la technologie dans l’art, alors même, comme vous le dites vous-mêmes, que tout l’art du XXe siècle est habité par l’affirmation de son autonomie par rapport aux autres systèmes, et en particulier à la technique et à la science ?
Oui, dans une certaine mesure, car plus de technique n’engendre pas plus d’art. C’est pourquoi on ne saurait bien comprendre ce qui caractérise la nouveauté de cet art, et en même temps ce qui l’inscrit paradoxalement dans la tradition, sans comprendre en quoi la technologie qui le rend possible – le numérique – diffère fondamentalement des techniques de figuration traditionnelles. Sans comprendre aussi quels bouleversements profonds et radicaux, le numérique introduit dans les modes de production, de diffusion et de conservation des œuvres, dans le rapport souterrain mais crucial qui s’instaure désormais entre l’art et la science, « appliquée » ou « fondamentale ».
C’est pourtant bien à la technique que l’on doit les aspects paradoxaux de l’art numérique. Ces paradoxes sont légion et cachent à la fois ce qui fait sa spécificité et son originalité profonde, en rupture avec la longue histoire des techniques. Essentiellement technique de simulation, et par là capable d’importer tout ce que la science produit comme modèles logico-formels, le numérique peut simuler un nombre considérable de techniques qui lui préexistent : la peinture, la photographie, la vidéo, le cinéma, n’importe quel instrument de musique, la voix humaine, sans qu’on se rende compte que des algorithmes sont à l’œuvre derrière ces simulations.
Mais l’ordinateur fait aussi ce que les techniques traditionnelles ne savent pas faire : porter à un très haut niveau d’automatisation un nombre considérable d’opérations, donner au spectateur la possibilité de dialoguer avec l’œuvre et de participer à son élaboration, voire — comme en attestent les dernières recherches — imiter ses modes de perception, ses comportements, certains aspects de son intelligence. Plus qu’une technologie, le numérique est une véritable conception du monde, insufflée par la science qui en constitue le soubassement masqué. Ce qui oblige à repenser l’art dans son rapport à la science et à la technique. En outre, la pénétration du numérique ne se limite pas aux pratiques artistiques, mais  » contamine  » la presque totalité de la sphère des activités humaines. Le numérique est notre nouveau milieu  » naturel « .
Tout cela explique l’efficacité de cette technologie et l’étendue de son champ d’application dans le domaine artistique. Si l’art numérique s’appuie sur une technologie dite  » avancée « , il ne se tient pas dans de seuls effets technologiques. Il témoigne d’une très grande richesse et d’une très grande variété dont nous avons voulu rendre compte en présentant un large panorama des artistes, des œuvres, des recherches dans le domaine propre à l’art numérique, mais aussi à sa frange, depuis son origine jusqu’à nos jours. Ce panorama ne saurait être exhaustif, mais nous nous sommes attachés à ce qu’il soit significatif d’un certain état de l’art.
Comment ce panorama de l’art numérique se présente-t-il ?
Une partie historique retrace l’évolution de l’art numérique entre le début des années soixante et le début des années quatre-vingt-dix. C’est l’occasion de rappeler le travail fondateur mais peu connu des pionniers, contemporains des artistes vidéo. Une seconde partie présente l’art numérique des années quatre-vingt-dix. Elles sont principalement marquées, du point de vue technique, par un développement accéléré de l’interactivité avec la Réalité Virtuelle et ses dérivés, le multimédia et les réseaux de communication numériques.
Nous avons classé les œuvres selon des critères techniques qui seuls restent objectifs. Nous avons commencé par les plus sophistiqués, les  » dispositifs à immersion « . Ils plongent le spectateur dans des environnement virtuels où ils peuvent interagir avec l’œuvre au moyen d’interfaces diverses sensibles à leurs gestes, à leurs déplacements, à certaines actions corporelles (marcher, respirer, souffler, carresser, viser, etc.). Les  » dispositifs ouverts  » sont les plus courants, car ils ne nécessitent pas d’espaces strictement isolés. Leur technologie est aussi moins complexe et plus accessible. Dans ces installations il s’agit moins de provoquer un effet d’immersion complet qu’un effet perceptif multimodal.
Une importante catégorie est constituée par le multimédia, ensemble des procédés qui permettent à un auteur de combiner du texte, de l’image et du son sur un support numérique, et à un lecteur d’y avoir accès à son tour. Le multimédia regroupe deux sous-catégorie : le  » multimédia hors ligne  » et le  » multimédia en ligne « . L’originalité de la première est de créer entre les médias traditionnels, visuels, sonores et textuels, des rapports de formes et de sens qui n’existaient pas auparavant et de permettre au spectateur (qui est aussi lecteur, regardeur et auditeur) de naviguer à travers les données structurées en arborescences. Les œuvres sont en général portées sur CD-ROM. La seconde permet au spectateur de se connecter sur le Web, un espace virtuel sans frontière qui s’étend hors de toute institution et de tous les lieux conventionnels de l’art, ouvert à tous (en principe du moins) — une sorte d’utopie. Aussi les artistes se l’approprient-ils de différentes manières, mais cherchent presque toujours à provoquer une participation intense de la part du spectateur.
Toutes ces catégories témoignent à l’évidence d’une certaine rupture avec les arts traditionnels. Mais comment s’établit cette continuité de l’art numérique que vous avez relevée avec ces derniers ?
Elle s’établit grâce à la capacité de simulation du numérique. Le numérique infiltre, en effet, de plus en plus profondément des pratiques artistiques qui lui préexistent, avec leur esthétique propre, et les transforme plus ou moins sensiblement. On peut même dire que, dans la mesure où tous les anciens médias sont pénétrés par le numérique, l’art numérique est globalement constitué, pour sa plus grande part actuellement, de ces œuvres hybrides. Il en va ainsi des arts graphiques qui ne se conçoivent plus sans l’ordinateur, de la photo, de la vidéo et d’une partie du cinéma, sans compter les jeux vidéo.
On remarque aussi qu’avec l’évolution des techniques interactives qui franchissent un second niveau de complexité, l’art numérique s’oriente de plus en plus vers les arts du spectacle. Un véritable retour au corps est en train de s’effectuer. Interactif, conversationnel, participatif, collaboratif, le numérique bouleverse non seulement les rapports traditionnels entre l’auteur, l’œuvre et le spectateur, mais les mécanismes mêmes de la circulation de l’art, sa contribution à la culture. Pour résumer, l’art numérique apparaît comme un art de l’hybridation, un art paradoxal dans la mesure où il est à la fois spécifique et transversal aux autres arts,.
Vous avez aussi consacré un chapitre assez polémique sur le climat technophobe qui sévit en France.
En effet, nous avons essayé d’en analyser les causes. Ce qui nous a conduit à établir une sorte de bilan, négatif, de la politique culturelle quant aux rapports de l’art et de la technologie. Mais nous avons voulu faire ressortir face aux manques, aux erreurs, aux contresens, les points de résistance, les initiatives particulières (de plus en plus locales, régionales) dans le domaine de la création et de la diffusion de l’art numérique, de la formation, de la recherche et de l’enseignement, de la réflexion théorique — initiatives qui témoignent d’une dynamique réelle. C’est aussi dans ce chapitre que nous avons expliqué pourquoi la critique d’art traditionnelle restait muette face à l’art numérique, et suggéré à quelles conditions pouvait s’exercer une nouvelle critique. Enfin, pour que le tableau soit complet et comparatif, nous nous sommes intéressés à la situation de l’art numérique dans le reste du monde.
Le dernier chapitre pose la question de l’art, de la société et de la culture à l’heure de la mondialisation. En sortant du domaine artistique, votre analyse ne risque-t-elle pas de perdre de sa pertinence ?
Bien au contraire. Il est plus que jamais nécessaire pour traiter de l’art et de l’imaginaire, d’observer la société ; tout se tient. Mais la tache est ardue. La mondialisation est aussi celle de l’économie de l’art, des industries culturelles et, ce qu’on oublie souvent, de la technoscience. C’est pourquoi nous avons montré le poids qu’exerce le marché international de l’art sur la création contemporaine et sur tout l’édifice culturel, et posé quelques hypothèses quant à l’attitude de ce marché face au défi numérique. Nous avons montré également comment la science et la technique étaient aussi en train de faire émerger de nouvelles conditions pour la création.
Enfin, il fallait poser la question du temps, c’est-à -dire de la conservation, de la transmission, de la diffusion de l’art et de la culture et commencer à la traiter en tenant compte de ce qu’apportent — emportent et bouleversent — les technologies numériques. D’où, les questions sur l’évolution des musées, entre l’imaginaire et le virtuel, la mémoire et le réseau, et les nouvelles frontières de l’art entre global et local, public et privé, communauté et individu.
L’année qui vient de s’écouler apporte-t-elle des éléments nouveaux qui confirmeraient ou infirmeraient vos analyses ?
On peut effectivement relever quelques éléments relativement nouveau. Dans le marché international de l’art, la crise s’accroît encore. Mais une des plus grandes manifestations internationales de l’art dit  » contemporain « , The International Contemporary Art Experts Forum (ARCO), qui s’est tenue à Madrid en février dernier, avait, pour la seconde fois, ouvert ses portes à l’art numérique. Ouverture limitée toutefois à un colloque. Mais pendant deux jours, des artistes, des critiques, des théoriciens, ont débattu de quelques-unes des questions cruciales qui se posent actuellement à la création numérique. Le plus remarquable était que l’initiative de ce colloque avait été prise par le directeur du musée national des arts visuels de Montevideo, Angel Kalenberg qui s’intéresse depuis longtemps à la création numérique et aux relations de l’art et de la technique. Ce n’est pas encore ce qu’on peut voir en France où aucune politique de l’État cherchant à clarifier ces relations ne se manifeste. Il semble au contraire que dans ce domaine-là encore, l’État se désengage, ou plutôt continue de ne pas s’engager, invitant les projets à se faire traiter (subventionner) dans le cadre d’un multipartenariat par des instances locales ou régionales. Ce qui commence à se produire. Des municipalités ou des régions ont créé des centres dédiés à la création numérique qui constitue souvent un élément moteur de la vie culturelle (par exemple, Le Cube, à Issy-les-Moulineaux, ou le CICV, en partenariat avec le conseil général du Doubs, le conseil régional de Franche-Comté et les villes de Belfort et Montbéliard).
On note même, à l’intérieur des institutions de l’État, l’enseignement par exemple, des initiatives ponctuelles pour penser une formation artistique beaucoup plus en adéquation avec la nécessité technologique. Mais surtout, on enregistre un nombre croissant d’actions et de projets hors des circuits traditionnels (création de nouvelles galeries, expositions, soutiens aux artistes, accueil en résidence, débats, publications en ligne, etc.), en même temps que l’intérêt du public augmente pour cette forme d’art.
Je viens d’apprendre cependant — information non officielle — que le ministre de la culture aurait l’intention de faire de l’année 2005, l’ » année du numérique « . Il faut donc saluer cette initiative, si tardive qu’elle soit, et juger objectivement des propositions qui en sortiront
La prise en charge de la création numérique par un multipartenariat n’est-elle pas le moyen d’échapper au marché de l’art ?
Dans un certain sens, oui. On voit apparaître, ou se conforter, plusieurs types d’économies, c’est-à -dire de modes de production et de diffusion de l’art numérique. Le cinéma et la télévision en est une. (Nous ne l’avons pas traitée dans notre livre, mais l’État — à travers plusieurs ministères — a soutenu largement la recherche et la production numérique dans le domaine audiovisuel.) En ce qui concerne les arts interactifs, les arts en ligne, les arts de la scène ou la musique, d’autres types d’économie sont en train d’émerger. La question est de savoir alors quelle marge viable de liberté ces économies laissent aux artistes et aux responsables de projets.