LIVRES

Ed Pien : Deep Waters

Des dessins de pieuvres, de serpents, de monstres marins baignés d’une lumière bleuâtre tapissent les murs… On plonge avec délice dans les « eaux profondes » de cet univers fantasmagorique.

— Éditeur(s) : Centre culturel du Canada, Paris
— Collection : Esplanade
— Année : 2002
— Format : 24,50 x 17 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 71
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 1-896940-22-6
— Prix : non précisé

Les bonnes feuilles de l’enfer
par Christophe Domino

(…) Caverne ou antre : la salle d’exposition (le « white cube » hérité de la modernité) croyait devoir se garder de ressembler à un théâtre. Si Ed Pien transforme la salle en scène, c’est pour y faire jouer un théâtre animé de personnages qui sont des énigmes visuelles, des illusions entre rêve et cauchemar, comme dans la caverne platonicienne. Car Ed Pien dessine, pourrait-on dire pour commencer, il dessine comme d’autres écrivent; il remplit des pages, il s’adonne au dessin comme d’autres à la griserie du verbe, et il est vrai qu’il s’agit bien, avec le dessin, d’une écriture. Faut-il convoquer ici les chapitres de l’histoire de l’art qui se sont plus à suivre la ligne du rupestre à Vinci, d’Ingres à Matisse ? Il y a aussi du côté de l’écriture des littéraires des échos d’une histoire du trait. Encre, papier, main, la raison graphique est pleine de bonnes raisons mais aussi d’errements, heureux errements là où l’imagination déraisonne. Du dessin, Ed Pien, comme la plupart de ses praticiens, retient une économie, une liberté, une vitesse, Cette dernière n’est pas en soi une vertu mais elle permet d’approcher dans le temps un gisement d’images immatérielles, ce stock inépuisable qu’est l’imaginaire. L’art de Pien commence à ce point de rencontre entre réalité matérielle du trait et réalité de l’espace parcouru, là où l’espace graphique et espace vécu s’interpénètrent, quand l’imaginaire en vient à prendre une consistance tactile, celle des œuvres, pour y libérer ses monstres.

Soit la pièce Deep Waters, au premier étage du Centre culturel canadien. Son ambition d’environnement est manifeste dès l’approche : un tombé de papier bleuté annonce l’entrée, puis la salle, aveugle, apparaît, ténébreuse mais, non d’une ténèbre d’ombre grise et creuse, plutôt d’une ombre fasceyante et lumineuse, bleutée, sous-marine. Et nous voici en effet en eaux profondes, en immersion dans un milieu traversé par des morceaux de papiers, de grandes feuilles qui flottent à quelques centimètres du sol. Un premier fût de papier luit d’un reflet intérieur ondoyant, bleuâtre à son tour, mais, à le contourner dans l’esprit d’y trouver une ouverture, le volume se prolonge : le tambour de papier se déploie et s’allonge jusqu’à former une paroi qui traverse presque toute la salle d’exposition. Parvenu à cette extrémité, c’est une autre tour de papier qui se forme, au revers de la première paroi, sans que l’intérieur du premier carrousel n’ait révélé son intériorité. Il faut à nouveau contourner cet autre tambour de papier alors qu’à l’évidence il s’y passe des choses, là encore inaccessibles, dans une intériorité, une profondeur suggérée par la lumière et par des percées, des oculi, des blessures… (…)

Ainsi, dans ce cirque de papier, se rencontrent plusieurs niveaux d’image et de représentation (vidéo, dessin, support lui-même) ; ainsi se manifestent les principes moteurs de l’œuvre de l’artiste : ce théâtre de la peur domestiquée, de l’angoisse repérée, aiguisée et apaisée dans un même mouvement par la figuration. Le vertige de l’engloutissement et de la noyade relève ici clairement d’une manière de phobie amniotique, et tout ce monde qui pouvait passer pour éthéré, aérien, se révèle un théâtre de phantasmes, de créatures dont on ne saura si elles sont plus terrorisées que terrorisantes, de cour des miracles de l’imaginaire. Ombres de la conscience, les figures entreprennent une danse macabre à la légèreté de spectres, fantômes graphiques. Le dessin et son support de papier sont ainsi au service de l’exploration d’une tératologie foisonnante, d’un répertoire des monstres dont un imaginaire graphique cultivé peut seul être le siège. L’idée de projection phantasmatique est doublement de mise ici, comme fait psychique et comme fait optique. Cinématographe sur grand écran arrêté dans l’instantanéité graphique, le dessin met cependant à distance car il est direct, rapide, allusif, une fois encore, économe. Ce sont créatures d’encre et de gouache, patiemment formées par additions de traits empruntés, assemblées selon une grammaire des corps qui emprunte à l’animal et à l’humain, au désir, au plaisir, et à la violence du démembrement, de la séparation et du redoublement. Le mixte et l’hybride font la part belle aux tentacules qui menacent, qui saisissent. Des cordons ombilicaux retiennent des créatures incertaines issues d’enfantements inachevés, presque comiques dans leur désordre. Des yeux se dédoublent, habitant des crânes trop hauts et meurtris, qui accouchent d’autres crânes. Des bouches cloaques, des entrejambes incertains, des orifices et encore des béances, des langues, des doigts… Pieuvres, monstres marins, serpents et encore quelques chiens peut-être se taillent la part belle au milieu d’êtres improbables. (…) Toutes ces figures irregardables demeurent en effet dans la délicatesse du dessin, dans la désinvolture d’un traitement qui semble trouver l’horreur comme un régime d’accident et non comme une complaisance forcée. La couleur en rehaut ou en carnation parfois infecte vient apporter une délicatesse paradoxale, tout comme la maladresse du trait ou du traitement, qui dotent d’une spontanéité, voire d’une innocence, ces enfers imaginaires. Ici tient le paradoxe qui met l’horreur à portée de délectation, un paradoxe qui a nom culture. (…)

(Texte publié avec l’aimable autorisation du Centre culturel du Canada)

L’artiste
Ed Pien dessine depuis une vingtaine d’années. Il est né à Taipeh (Taiwan) et a immigré au Canada en 1969. Il a participé à de nombreuses expositions depuis 1981.

L’auteur
Critique d’art indépendant et essayiste, Christophe Domino écrit sur l’art moderne et contemporain depuis une douzaine d’années. Il collabore régulièrement à des ouvrages collectifs, à des catalogues d’expositions ou de collections, ainsi qu’à la presse spécialisée écrite, à la télévision et à la radio (France 5 et France Culture). Parallèlement, depuis 1987, il poursuit des activités d’enseignement, de conférence et de recherche dans diverses institutions, écoles des Beaux-Arts et universités.