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Ea Sola

Juliane Link. J’ai découvert votre travail avec Air Lines qui soulevait les questions des formes de l’impérialisme et des frontières. En quoi, pour vous, Le Corps Blanc est-il en continuité avec cette pièce ?
Ea  Sola. L’égarement est une menace. Il y a une tâche individuelle, un labeur collectif, une conscience à travailler. Je ne fabrique pas de spectacle, ce mot, je ne l’aime pas, il limite considérablement le travail que je fais. Je ne cherche pas la performance, mais un moment avec l’autre. L’autre qui pourrait être un fantôme, un inconnu, un endroit, un paysage, ou moi-même. Ce travail, cette absence que je veux nommer, n’en finit pas. En ce sens, peut-être et certainement, entre Air Lines et Le Corps Blanc la continuité s’établit.

La Boétie constitue l’inspiration essentielle de cette création…
Ea Sola. Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie est, bien entendu, le socle de la pièce. Pour moi, La Boétie invente l’idée même de la liberté en France, dans sa conception moderne. À l’époque, il n’est pas publié, on le met de côté. Mais, dans le cercle des intellectuels et de ses amis, bien sûr qu’il a été lu, bien sûr qu’il a été entendu. Probablement que ses idées étaient déjà dans l’air du temps. La Boétie les saisit et les partage, c’est cela, pour moi, le grand amour. Le texte a été une source de réflexion permanente pour chacun des interprètes. Sur scène, l’essentiel du texte est dit par les interprètes, je l’ai travaillé de manière à ce que l’on désire l’entendre.

En quoi le Discours de la servitude volontaire est-il toujours actuel ?
Ea Sola. La servitude, qu’elle soit volontaire ou pas, est et restera, d’une actualité permanente. Tant qu’il y a l’humain. La servitude n’est pas qu’un sujet, mais une réalité.

Que signifie le Corps blanc ? Comment exprimez vous le corps moderne et servile par la danse ?

Ea Sola : Le Corps blanc, un corps vierge ? Un corps abstrait ? Le corps d’une communauté, européenne, française ? Peut-être un hommage à ce jeune homme magnifique qu’est La Boétie, pour avoir écrit ce qui allait construire la pensée moderne. Quelles que soient les servitudes, elles expriment l’esclavage. Nos sociétés modernes regorgent de servitude envers des tyrans sans visage, nous, avec ce goût extraordinaire pour les sports sanguinaires.
 
Pouvez-vous me parler de votre collaboration avec Nguyen Xuan Son, le compositeur ?

Ea Sola : Nous travaillons depuis longtemps ensemble. Et quand le projet est raconté, discuté, chacun fait son travail, avec peu de mots par la suite, et jamais aucun heurt. C’est très pratique et appréciable.    

Dans Air Lines, vous utilisiez une œuvre documentaire de Daniel Grandclément ? Quelle importance accordez vous au cinéma documentaire aujourd’hui ?
Ea Sola : Aujourd’hui ou hier, le cinéma documentaire a toujours été pour moi important, avec des auteurs comme Daniel Grandclément ou Frederick Wiseman, pour ne citer qu’eux. Ces auteurs nous offrent un véritablement espace de réflexion. Comme dit Monsieur Wiseman : « Je filme pour observer » ; avec leurs images, à notre tour d’observer. Au lieu de consommer.

Quelle place accordez vous à la poésie dans la danse et dans votre vie ?
Ea  Sola. Il n’y a rien à accorder à la poésie. Tout est poésie. La poésie a toujours existé. Plus le vent se lève, plus le ciel gronde, plus la cape se déploie et l’on frissonne. Le métro ne désemplit pas, les chemins sont saturés, on cherche, on fouille, on scrute, un visage, un dos, une ombre, on ne voit personne. Tout est poésie, rien que poésie… Pour moi, le monde se fait une idée fausse de la poésie, on a même beaucoup d’idées sur la poésie. La poésie, c’est quelque chose qui est là, à tout instant, elle est crue, violente. Elle se révèle dans les contradictions, les extrêmes, les difficultés de l’autre, les problématiques sociales.

Pensez vous justement que vos œuvres peuvent se faire l’écho de problématiques sociales pour le spectateur ? L’art a-t-il, pour vous, une vocation de dénonciation, ou de résistance ?

Ea Sola : À vrai dire, je ne sais qui est le spectateur ? Je le désire libre, avec ses sentiments, ses préoccupations. Si mon travail a un impact sur le spectateur, j’espère que ce n’est pas sur les questions sociales. Pour ça, ils existent les syndicats, les associations qui mènent un réel travail de terrain.

Les chorégraphes qui vous ont inspiré et vous inspirent aujourd’hui…
Ea  Sola : Je suis inspirée par la classe anonyme, celle qui arrive avant la classe moyenne. Il semble qu’on les nomme les « insignifiants ».

Quel regard portez-vous sur la jeune création au Vietnam ?
Ea Sola : Il n’y pas que la question concernant la jeune création au Vietnam, cette question concerne la jeune création tout court. La création m’apparaît à l’heure actuelle comme quelque chose de très concret, très raisonné. Inventer aujourd’hui nécessite d’avoir du soutien, de s’inscrire dans un réseau, de trouver des financements. Ce qui est le propre de l’artiste, la liberté, disparaît. Pour moi, un artiste est une énergie brute qui travaille avec sa sensibilité. L’artiste est vivant, expressif, lumineux, il jongle, c’est une personne du cirque. Il jongle avec l’apesanteur, il défie les lois physiques. Or, aujourd’hui, l’artiste est pris dans des espaces de contraintes tellement marqués. En Asie, ce qui se passe est le reflet de ce qui se passe ailleurs. Ces territoires, considérés comme émergents, à l’ère post-libérale, dessinent de nouveaux paysages. Dans ces paysages, l’artiste n’est rien du tout, s’il n’a pas de moyens.
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