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Dynasty. Jorge Pedro Nunez

Artiste vénézuélien travaillant à Paris, Jorge Pedro Nuñez conçoit ses sculptures monumentales comme des collages. Il récupère des objets de la vie quotidienne sur les marchés populaires ou dans les réserves du monde de l’art. Puis il crée des liens formels entre eux, les donnant à voir différemment, sous l’angle de l’histoire de l’art moderne.

Elisa Fedeli. Peux-tu présenter les deux œuvres que tu exposes au Palais de Tokyo et au Musée d’art moderne?
Jorge Pedro Nunez. Au Palais de Tokyo, j’expose une sculpture de 2009, réalisée en collaboration avec Laëtitia Badaut-Haussmann et pensée à partir d’objets que nous avons achetés dans les «marchés de la misère» de Belleville et de Montreuil. Ces objets sont posés sur une structure qui rappelle les échafaudages et les étals de supermarchés. C’est un monument conçu en hommage à Simon Rodia: il est l’auteur des Watts Towers de Los Angeles, un ensemble de tours en béton, conçues avec des objets récupérés et de façon totalement anarchique. Le gouvernement, qui voulait d’abord les détruire, a fini par les sauvegarder et les légitimer en les classant Monument National. C’est le parallèle entre l’histoire des Watts Towers et les «marchés de la misère» qui m’a intéressé: tous deux sont des occupations anarchiques et illégales de l’espace public.
C’est également un monument à la misère, qui fait état d’une réalité économique. Présentée à l’origine pour la Foire de Paris, à l’intérieur de la Bourse du Commerce, cette sculpture venait mettre en tension deux types de contextes : les marchés illégaux et la Bourse.

Au Musée d’art moderne, il s’agit d’une sculpture réalisée spécialement pour l’exposition «Dynasty». Elle est intitulée TODO LO QUE MAM ME DIO (Tout ce que MAM m’a donné) car j’ai récupéré les socles des vitrines conservés dans les réserves du Musée. C’est ma manière de m’infiltrer dans le musée, afin de le sortir de sa solennité. J’ai aussi travaillé à partir d’objets achetés dans des ventes aux enchères à Drouot. Le titre de la pièce renvoie au fait que le Musée m’a offert un budget pour faire ces achats. Je ne pouvais pas aller sur les «marchés de la misère» car leur illégalité ne m’aurait pas permis de respecter la contrainte dictée par le Musée: fournir des factures!

Comment s’opère ton choix des objets? Quelles qualités (formelles, historiques ou sémantiques) t’attirent chez eux?
Jorge Pedro Nunez. Ce sont des objets fixés dans le temps, dont je fais des lectures contemporaines. J’opère des relectures formelles et idéologiques, en faisant des clins d’œil à l’histoire de l’art moderne.
Dans mes choix, il y a toujours un lien avec ma mémoire personnelle ou la mémoire collective. Dans l’installation du Musée, ce sont des objets choisis; certains sont même personnels. Au contraire, dans la sculpture exposée au Palais de Tokyo, ce ne sont pas, au premier regard, des objets de qualité esthétique ni des objets chargés de mémoire. Mais la façon dont je les ai ordonnés renvoie à l’histoire de la sculpture.
Les objets sont pour moi une base de travail que j’ordonne pour créer de nouvelles histoires ou de nouvelles combinaisons. Ce qui m’intéresse, c’est créer des rappels formels avec des objets qui, a priori, ne sont pas faits dans ce sens. Je recherche une contradiction entre ma mémoire formelle et la vie quotidienne.

Tu mêles des objets de la vie quotidienne avec des objets plus érudits, tels que des revues spécialisées en art. Que veux-tu mettre en évidence dans cette rencontre?
Jorge Pedro Nunez. Il y a des sujets que j’idolâtre, comme l’histoire de la peinture monochrome. C’est un sujet à la fois très profond et dénué de sens. Je travaille avec ses deux visions de l’art. Aujourd’hui, l’art moderne fait sans doute partie de la culture populaire, car il est entré dans la mode, dans le graphisme. J’essaie de créer des relations entre des objets issus de contextes différents: d’une part la grande culture, d’autre part le quotidien. Du coup, grâce aux relations que je tisse et au contexte d’exposition, les objets du quotidien peuvent devenir des pièces d’art. Seules, ces manipulations permettent de le comprendre et d’alléger le poids de la perception artistique.

Tes œuvres ont donc plusieurs niveaux de lecture, selon les publics.
Jorge Pedro Nunez. Oui, bien sûr. Tout dépend à quel type de public on appartient. Par exemple, j’ai été très impressionné par un collectionneur, qui a reconnu plusieurs références que j’avais glissées dans une de mes sculptures. J’avais fait dialoguer un néon rond et une vitrine, un seau en plastique et un magazine pour évoquer, de manière allusive et précaire, les premières sculptures de Jeff Koons. Sauf que ce dernier utilise plutôt des objets industriels de dernier cri.

Tu as commencé par pratiquer le collage en 2D, à partir de fragments de revues. Comment es-tu passé du collage à l’installation?
Jorge Pedro Nunez. Pour moi, il s’agit du même procédé: il faut d’abord choisir du matériel puis élaborer des manipulations pour créer de nouvelles lectures.

Quels sont les principaux artistes qui ont nourri ta pratique?
Jorge Pedro Nunez. Je suis hanté par la mémoire des artistes que j’aime. Ils sont nombreux. Je suis influencé notamment par le minimalisme américain, l’Art concret latino-américain et par les artistes américains post-conceptuels et Néo-Géo.

— Jorge Pedro Nunez en collaboration avec Laetitia Badaut-Haussmann, Hommage à Simon Rodia, The Watts Towers (nuestro pueblo), 2009. Installation. Objets divers.
— Jorge Pedro Nunez, TODO LO QUE MAM ME DIO, 2010. Socles, Vitrines, objets divers. Installation.

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