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Dynasty. Camille Henrot

Elisa Fedeli. Peux-tu décrire les trois œuvres que tu as présentées pour ta nomination au Prix Marcel Duchamp de la FIAC 2010?
Camille Henrot. Le film Coupé Décalé, qui a été tourné sur l’île de Pentecôte dans l’archipel du Vanuatu, décrit un rituel particulier et peu connu. C’est à la fois une mise en scène pour les touristes et quelque chose d’authentique. Je m’intéresse à l’image ethnologique et aux problèmes qu’elle souligne quant aux statuts des images: de quelle manière l’image de soi se construit-elle dans le regard de l’autre? Avec ce film, je voulais réhabiliter l’idée de la reconstruction d’une identité: qu’elle soit un bricolage de plusieurs points de vue ou le fruit d’un processus mimétique, l’identité en question n’est plus une identité racine.
Ce rituel met en scène une chute, ce qui m’a interpellé à plusieurs égards. D’une part, cela fait penser au «saut dans le vide» d’Yves Klein. Tous deux ont la même signification, à savoir relier la terre et le ciel. D’autre part, ce rituel a inspiré le saut à l’élastique. Ce qui va à l’encontre d’une vision occidentale du monde. L’Occident continue de se penser comme le centre du monde et comme celui qui inspire. Il n’examine pas assez le fait qu’il n’est, et n’a jamais été, un bloc culturel étanche.
J’expose également un collage, basé sur des images de revues naturistes achetées sur e-bay. Le naturisme m’intéresse, en tant que désir impossible de retourner à une sorte d’état naturel. J’ai mis en parallèle certaines images naturistes avec une carte à jouer, trouvée par hasard au même moment. La carte représente un pendu, symbole ambigu, à la fois d’échec et de réussite.
Le troisième élément de cette exposition est inspiré par une carte de navigation du Pacifique, représentation schématique des vents et courants. Je voulais transférer cette image dans le monde actuel. Les lignes de la carte m’ont inspiré celles d’un radiateur, objet où circule des fluides et symbole du bien-être domestique. Aujourd’hui, il n’y a plus d’explorations, il y a Google Earth! C’est du confort que les touristes viennent chercher dans les mers du Sud, fuyant le froid douloureux de leur pays. Je fais ici un clin d’œil à Lévi-Strauss, qui a défini les concepts de société chaude et froide dans ses entretiens avec Charbonnier, en attaquant l’étanchéité de ces deux catégories: le froid devient chaud et vice versa.

Voyages-tu beaucoup?
Camille Henrot. Non, je ne voyage pas énormément mais je suis intéressée par la manière dont l’ailleurs devient un point de fixation temporelle, comment il constitue l’image d’une époque. L’Egypte, par exemple, incarne une sorte de passé universel. Je me demande dans quelle mesure un lieu vierge de toute présence humaine — s’il existe encore aujourd’hui — ne représenterait pas l’avenir…

Ta réflexion est basée sur des savoirs érudits. Quels domaines et quels auteurs marquent ton travail? Quel rapport entretiens-tu avec ces sources?
Camille Henrot. J’ai un rapport critique vis-à-vis de la philosophie et de l’histoire, sans doute à cause du modèle de progrès qu’elles veulent incarner et de leur manière de se penser comme des spécificités occidentales. Pour moi, l’Histoire n’existe pas comme une science car elle est trop déterminée par les regards politiques et par l’imaginaire. Depuis un certain moment, je suis très intéressée par les sciences sociales et l’anthropologie. Mais mon approche est plutôt désordonnée: une lecture en amène une autre. La littérature (Faulkner, Cortazar, Proust, Genet) et la psychanalyse (Jung) sont également des domaines qui me nourrissent.
Mon regard n’est pas celui de l’érudit classique. J’aime l’idée d’une certaine folie dans le rapport au savoir, comme Pic de la Mirandole qui voulait apprendre toutes les langues du monde! L’idée d’accumulation me plaît à condition qu’elle s’accompagne d’une certaine naïveté dans la manière d’acquérir ces savoirs, c’est-à-dire d’une attitude qui ne les prend jamais pour acquis.

Tu utilises souvent des procédés manuels pour retravailler les images. Dans tes premiers films, la pellicule est grattée, recouverte de dessins (Deep inside) ou superposée à d’autres pellicules (King Kong Addition). Dans le film Coupé Décalé, les images sont coupées en deux et désynchronisées. Par rapport au sujet, que veut mettre en valeur ce procédé?
Camille Henrot. Aujourd’hui, on ne peut plus penser qu’il est possible de représenter l’autre sans l’enfermer dans des stéréotypes. Je voulais porter ce problème visuellement, en créant des images impures, hybrides. Le titre Coupé Décalé illustre le procédé mis en oeuvre. Le spectateur est à la fois conscient qu’il regarde une image fabriquée et hypnotisé par celle-ci.
Le titre fait également référence à un mouvement musical et chorégraphique de la communauté ivoirienne de Paris, qui m’a beaucoup fasciné. Cela crée un malentendu, car la culture filmée n’est pas celle qu’évoque le titre. Cela montre bien le destin de l’individu, non fixé dans une identité inamovible.

Tes premiers films sont proches du cinéma expérimental…
Camille Henrot. Aujourd’hui, c’est un domaine enfermé dans l’histoire de l’art, qui n’est diffusé que dans le cadre du musée, rarement au cinéma. La frontière qui existe entre la vidéo et le film n’est pas pertinente car les artistes passent de l’une à l’autre. La technique ne constitue plus une catégorie esthétique valide. Je pense que cette séparation, bien que justifiée d’un point de vue historique, empêche le cinéma expérimental d’être vivant aujourd’hui.

Tu as participé à l’exposition «La consistance du visible» à la Fondation d’entreprise Ricard en 2008. Son titre était emprunté à la formule du célèbre critique d’art Bernard Lamarche-Vadel: «L’œuvre d’art doit être avant tout la consistance d’un doute extrême sur la consistance du visible». Dans quelle mesure cette idée s’applique-t-elle à ton travail?
Camille Henrot. Cette formule s’applique justement bien au film Coupé Décalé. Dans mon travail, il y a souvent une inquiétude liée à la représentation: bien que désirable, elle ne peut être fidèle et, de ce fait, elle entretient un doute sur l’ensemble du monde visible. Je souhaite défaire les positions statiques et d’autorité. Je contamine ensuite le rapport aux images, aux idées, aux objets et finalement à l’ensemble du monde réel.

Dans l’exposition «Dynasty» du Palais de Tokyo (2010), tu étais présentée avec une quarantaine de jeunes artistes français. As-tu perçu des affinités entre leurs travaux et les tiens?
Camille Henrot. En regardant l’exposition, j’ai pensé qu’on était vraiment dans une période de transition. Le concept d’Histoire est assez éclairant à ce propos. Beaucoup d’artistes continuent de travailler sur des références issues du passé occidental, pour les déconstruire. La préoccupation de l’histoire et de l’archivage est sans doute le fait d’une inquiétude, que je partage, sur la disparition des supports matériels d’archivage, comme le papier, le film argentique, etc.
Mais, pour moi, cela signifie aussi autre chose: la fin de la perspective historique comme horizon. La question de notre destin n’est pas seulement situé chez nous mais aussi en d’autres endroits du monde. De mon point de vue, la dimension temporelle va finir par s’incarner dans l’espace, c’est-à-dire dans les échanges entre les cultures.
Parmi les artistes exposés, j’ai particulièrement apprécié le travail de Benoît Maire pour son approche du savoir, entre érudition et naïveté. Comme moi, il ne veut pas s’enorgueillir d’un savoir autoritaire mais le remettre en question. La vidéo de Rebecca Digne m’a aussi beaucoup plu.

Quels sont tes travaux en cours?
Camille Henrot. Je vais éditer un livre intitulé Collections Préhistoriques aux éditions Manuella. J’aime bien l’idée de la préhistoire, car c’est une manière de se soustraire à l’histoire! La question du pillage y est prégnante, comme dans mon diaporama sur l’Egypte (Egyptomania). J’ai travaillé à partir d’un livre acheté sur e-bay et volé pendant mai 68 à l’Université de Jussieu. Il traite des collectes d’objets préhistoriques, entreprises par des militaires et des prêtres, en Algérie avant son indépendance. J’y ai inséré des photographies et des dessins pour construire une histoire à la fois contemporaine, personnelle et fantasmée.

Ta nomination au Prix Marcel Duchamp marque une étape dans la reconnaissance publique de ton travail. Comment perçois-tu ta situation d’artiste dans la société?
Camille Henrot. C’est une situation à la fois enviable et inconfortable. L’artiste peut à la fois appartenir au système et le critiquer. Il ne faut jamais se laisser décourager par ce paradoxe, qui était déjà le lot des artistes de la Renaissance.

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