ART | INTERVIEW

Dynasty. Alain Della Negra et Kaori Kinoshita

Pour l’exposition «Dynasty», le couple d’artistes Alain Della Negra et Kaori Kinoshita a invité plusieurs intervenants, adeptes de nouvelles perceptions de la réalité, à partager leur expérience avec le public. Le cadre muséal leur permet d’envisager les conceptions paranormales dans leur relation à l’art.

Elisa Fedeli. Qu’est-ce qui vous a amené à collaborer?
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. On s’est rencontré au Studio du Fresnoy en 2001. On a d’abord collaboré pour un documentaire expérimental, Chitra Party, tourné en Inde et au Sri Lanka, et qui questionne la place du langage.
Nous sommes tous les deux attirés par les mondes virtuels. C’est ce qui nous a conduit à expérimenter le jeu des Sims et à tourner un film, Neighborhood (2006), dans lequel les joueurs racontent la vie de leur avatar. Ensuite, nous avons voyagé aux États-Unis pour tourner un long-métrage sur le jeu virtuel Second Life, qui sortira au cinéma en septembre prochain sous le titre The Cat, The Révérend And The Slave.

Dans votre approche documentaire, ce sont les rencontres qui vous intéressent avant tout. Quel type de personnes vous attire et pourquoi?

Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Plus qu’un sujet, un documentaire est en effet un magnifique outil pour la rencontre.
Nous sommes attirés par les sujets d’anticipation. Pendant quatre ou cinq ans, nous avons fréquenté les différentes communautés du jeu Second Life. Comme nos interviews portaient uniquement sur la vie virtuelle des gens, non pas sur leur vie réelle, il était facile de les amener à se confier. Après l’homme-machine, nous nous sommes intéressés au thème de l’homme-mutant. Les travaux que nous présentons dans «Dynasty» empruntent leur titre, The Coming Race c’est-à-dire le peuple à venir, au roman d’Edward Bulwer-Lytton publié en 1870. Les sujets qui y sont décrits ont des qualités mutantes que développera peut-être l’homme de demain.

Comment s’organisent le repérage et le choix des «experiencers» par rapport au thème choisi?
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Dans «Dynasty», nous avons privilégié des personnes qui font partie de notre environnement quotidien. On ne voulait pas aller chercher des chamans en Afrique ou en Amérique. On est resté en France et en Suisse, pour que le spectateur puisse se poser des questions sur son voisin et se dire que les mutants sont parmi nous. C’est cette double lecture du quotidien qui nous intéresse.
C’est à chaque fois une recherche illogique et un chemin organique. Comme source de départ, il y a souvent nos lectures. Puis des personnes nous envoient les unes vers les autres. Des rencontres se font par hasard. Cela ressemble un peu à un jeu de pistes.
Par exemple, nous avons lu le livre de Mickaël Werner, un médecin de Bâle qui se nourrit de lumière. Comme il s’est révélé impossible de le rencontrer, nous avons remonté le fil jusqu’à d’autres personnes, notamment Martin Rodi que nous avons invité à intervenir dans une conférence. D’autres fois, ce sont des stages qui nous ont ouvert des rencontres. Par exemple, un stage sur les êtres élémentaires nous a fait connaître Marco Pogacnik.

Pour «Dynasty», vous avez varié les médiums. Au Palais de Tokyo, vous exposez une série de photographies accompagnées de textes. Au Musée d’art moderne, vous avez organisé un espace pour des conférences et pour documenter leurs traces (vidéos, dessins et installations). Comment se fait le choix du médium? 
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Nous utilisons tous les médiums sans hiérarchie. Cela dépend d’abord du mode de production dont on bénéficie et ensuite du type de rencontre.
Nous aimons beaucoup la photographie documentaire américaine. La photographie, qui est un geste simple, est bien adaptée aux premières rencontres et aux premières impressions. Nous avons accompagné nos photographies de textes, relatifs à la biographie des personnages photographiés et écrits en collaboration avec eux dans un souci de neutralité. La conférence constitue, quant à elle, une étape postérieure aux photographies et permet de creuser le sujet.

Etes-vous attachés à une certaine neutralité? Tendez-vous au contraire à construire une sorte de fiction autour de ces phénomènes?
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Nous nous intéressons à notre rapport au réel. Nous ne recherchons pas la vraisemblance. Nous souhaitons montrer que, dans un documentaire, on n’est jamais dans l’objectivité. On tronque toujours le réel, par exemple par le cadrage et par les coupes au moment du montage. Les personnages convoqués deviennent ainsi des collaborateurs. Nous avons joué à perdre le spectateur entre le réel et le virtuel. Aujourd’hui, nous essayons de filmer des choses invisibles.
Dans les photographies, la même ambigüité se produit. Au premier abord, le sujet apparaît très simple et le personnage ordinaire. Mais la deuxième vision, influencée par le texte adjacent, est plus complexe. Comment perçoit-t-on le personnage, quand on sait qu’il n’a pas mangé depuis cinq ans?

Pour parler de ces sujets, vous avez choisi le musée, plutôt que le cinéma ou le cadre scientifique. Qu’est-ce que le cadre muséal apporte à votre travail?

Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Dans ce cadre particulier, nous souhaitions interroger la manière dont les personnages peuvent traduire leur perception et la place de l’art comme outil. Trois des quatre intervenants ont suivi une formation artistique et tous ont produit des formes.
Fred Fischer a recréé une sorte de grotte pour traduire sa conscience de l’espace, modifiée après une expérience de mort imminente. Le chaman Loup Blanc a exécuté une sorte de mandala pour montrer comment il maîtrise une énergie invisible. Martin Rodi a exécuté une performance pour expliquer comment il se nourrit de lumière. Enfin, Marco Pogacnik a matérialisé les êtres élémentaires qu’il a aperçus au bord de la Seine sous forme de dessins d’observation. Cet invité était d’abord un artiste adepte d’une forme de Land art social. Il avait notamment exposé à la Biennale de Venise. En travaillant sur la terre, il s’est mis à voir des êtres invisibles. Aujourd’hui, son art consiste à dialoguer avec eux. Il travaille aussi pour d’autres règnes. L’univers dont il s’est entouré rejoint une forme d’art singulier. Plus que prouver ces phénomènes, c’est leur aspect poétique que nous souhaitons mettre en évidence.

Lors des conférences, comment le public accueille-t-il les phénomènes que vous lui transmettez?
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Le public a des réactions positives car il se trouve dans un contexte muséal. Ce ne serait peut-être pas le cas dans un contexte scientifique. Le médecin allemand qui avait arrêté de manger pour prouver qu’on peut percevoir le corps différemment, s’est fait rejeter par le milieu scientifique. Assumer cette expérience comme une performance artistique est plus facile à faire accepter.

Dans l’exposition «Dynasty», avez-vous rencontré des artistes dont les préoccupations vous semblent proches des vôtres?
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Le chamanisme semble bien présent, que ce soit dans les sculptures de Julien Dubuisson, dans la tapisserie de Dewar et Gicquel, dans les chants utilisés par Robin Meier et Ali Monemi ou enfin dans les œuvres de Laurent Le Deunff. D’autre part, on retrouve la question qui nous est chère, du virtuel et de l’Atlantide, dans les travaux de Bertrand Dezoteux.

— Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, Fred Fischer nettoyant sa sculpture Twilight, Neuchâtel, Suisse, 2010
— Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, Aldric Eric Thorkel Harrald, rocher du Lisou, Col du minier, Cévennes, France, 2010

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