ÉDITOS

Du Parr à gogo

PAndré Rouillé

Robert Doisneau a longtemps été la figure tutélaire d’une certaine scène photographique française, c’est depuis quelques années au tour du britannique Martin Parr. Ce qui pratiquement se traduit par une omniprésence dans les programmes d’expositions, dans la presse, l’édition, et peut-être dans nos regards. Longtemps nos yeux ont été remplis de Doisneau, on nous sert maintenant du Parr à gogo.

Robert Doisneau a longtemps été la figure tutélaire d’une certaine scène photographique française, c’est depuis quelques années au tour du britannique Martin Parr. Ce qui pratiquement se traduit par une omniprésence dans les programmes d’expositions, dans la presse, l’édition, et peut-être dans nos regards. Longtemps nos yeux ont été remplis de Doisneau, on nous sert maintenant du Parr à gogo. Au risque évidemment d’occulter d’autres talents, d’autres visions du monde. Si l’un et l’autre appartiennent au domaine du reportage, tout les oppose: Robert Doisneau a été l’un des piliers de l’agence Rapho, Martin Parr fait partie de l’agence Magnum. Doisneau a été un porte drapeau de l’humanisme en photographie, or c’est sur les ruines de l’humanisme que repose les travaux de Martin Parr.

Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, toute l’œuvre de Robert Doisneau a consisté à saisir en noir et blanc les bonheurs et les peines, les difficultés et les solidarités, la chaleur et l’humanité des petites gens et des travailleurs dans une société en pleine reconstruction matérielle et morale. Modeste, souvent à la peine, mais toujours très humain, le peuple de Doisneau était digne et actif dans un monde en marche vers un avenir meilleur — c’était du moins cette illusion qui irriguait les clichés et illuminait les visages.

Chez Doisneau, la pauvreté pouvait aussi être joyeuse. Chez Martin Parr, même la richesse et l’aisance sont tristes. Le noir et blanc de l’un traduisait (ou façonnait) une beauté essentielle des hommes ; les couleurs crues et les éclairs de flash de l’autre soulignent et captent la fausse évidence des noirceurs d’une masse qui ne parvient plus à se constituer en peuple.

L’œuvre de Martin Parr débute à l’époque où Margaret Thatcher procède à la mise en pièce méthodique et brutale de cette société dont Robert Doisneau a enregistré l’essor.
La «Planète Parr», pour reprendre le titre de l’exposition du Jeu de paume, est une planète de consommateurs tristes, accablés par le consumérisme mondialisé, l’industrie du tourisme et des loisirs médiocres. C’est une planète sans joie (jamais on ne rit ici), sans complicité, ni proximité, ni chaleur. Tout est distance, laideur, trivialité, et bestialité. Tout est aussi interchangeable, abstrait et superficiel que la marchandise. Comme si les formes mêmes des images étaient marquées par ce qui est supposément dénoncé.

La posture antihumaniste de Martin Parr est l’inverse de celle de Robert Doisneau qui cherchait obstinément à conférer au monde une épaisseur d’humanité. Martin Parr n’enregistre pas la médiocrité, il la traque et la compile. Il en construit l’omniprésence. Sa démarche est moins constative que cumulative, moins documentaire qu’idéologique.
Avec lui, les hommes sont ventripotents ; les femmes grimaçantes, futiles et passives ; les enfants turbulents, vulgaires, boutonneux. Aucun n’a la personnalité et la force individuelle et humaine nécessaires pour déjouer ses conditionnements sociaux. Tous se nourrissent d’aliments dégoulinants de graisse et de sucre dans des lieux et restaurants minables ou aux décors ridicules.
Martin Parr ne figure pas des humains doués de sentiments, ou engagés dans une quelconque action, mais des sujets accablés et figés sous le poids de leur condition de consommateurs passifs. Des sujets sans plus d’épaisseur psychologique et historique que les marchandises dans lesquelles ils évoluent.

Si l’attention est concentrée sur l’envers de la société de consommation qui accroche la vie à la marchandise, et sur les effets de l’industrie culturelle qui fabrique et vend de la beauté factice et des plaisirs frelatés, il ne s’agit nullement de «témoigner et d’analyser notre style de vie» (Sandra S. Philips), mais plutôt de caricaturer, d’exacerber l’infra-humanité et l’animalité des individus.

Cette posture hautaine et empreinte de mépris à force d’être dépourvue d’indulgence pour les faiblesses et les travers humains, place les spectateurs que nous sommes du côté des rieurs, de ceux qui se gaussent de la bassesse et du ridicule étalés, et qui bien sûr s’en croient protégés.

Elle nous transforme en affreux gogos, soudain effrayés de s’apercevoir qu’ils ont été malgré eux conduits sur les bords du populisme.

André Rouillé.

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