ART | CRITIQUE

Du champ de vision périphérique

POmbeline Duprat
@21 Mai 2012

L’artiste belge Filip Francis expose à la galerie Jean Brolly ses expérimentations plastiques sur le champ de vision périphérique et ses interrogations sur les codes et conventions de la représentation picturale. Il propose une approche alternative, sérieuse et ludique, de la question de la représentation en art.

La galerie Jean Brolly expose, pour la première fois à Paris, l’œuvre singulière de l’artiste belge Filip Francis: une douzaine de toiles réalisées entre 1983 et 2012, qui exercent sur l’œil une attirance due au choix des couleurs (primaires) et des formes choisies (des points ou de larges bandes de couleurs verticaux ou horizontaux).
Au premier abord, les toiles semblent presque identiques. Mais force est de constater que chacune possède une singularité ainsi qu’une finalité précisée dans le titre.

Dans la grande salle, la toile En regardant à droite, peint main gauche (1986) se compose de larges bandes rouges et vertes verticales. La partie droite du tableau suit régulièrement et scrupuleusement le tracé initial. Filip Francis peint en se concentrant sur cette partie de la toile tandis que sa main gauche se déplace, comme indiqué dans le titre. L’œil restant fixe, la main dépasse le champ de vision pour aller en explorer la périphérie. Les tirets de couleur deviennent plus épais, moins précis, décalés.

Vingt-six ans plus tard, En regardant au milieu, panneau gauche peint main gauche, panneau droit peint main droite utilise le même procédé. Il en résulte un diptyque, fond rouge, fond vert sur lequel sont peintes trois lignes. Celles-ci montrent l’impossibilité qu’il y a de continuer la ligne de manière régulière, une fois le cône visuel dépassé par la main.

Dans le cadre de ces expérimentations, En regardant la marque au milieu, peint main droite et gauche (2010) propose une approche ludique de la peinture de Filip Francis : «Approchez-vous du tableau, repérez la marque au centre de la toile et esquissez de vos deux mains ce que vous-même auriez pu peindre», conseille le galeriste Jean Brolly aux visiteurs.
Les points de couleur près de la marque sont réguliers, bien peints, aux dimensions égales. En dépassant le champ de vision, ils deviennent hésitants, grossiers, entremêlés les uns avec les autres. L’œuvre donne le tournis, étonne et emmène le spectateur à (re)découvrir que le regard est un outil à manipuler avec précaution. Mais que surtout notre vision centrale n’occupe que 5% de la surface de la rétine.

Alors que les artistes cherchent habituellement à retranscrire ce qu’ils voient au sens propre du terme, Filip Francis brise les codes hérités de l’histoire de la représentation. Intégré dès les années 1970 à un groupe anversois privilégiant la performance, il n’a jamais cessé de s’intéresser aux «grands maîtres», en les copiant sur le principe de la vision périphérique.
En résulte d’étonnants dessins, tels que Le Martyre de saint Pierre de Van Dyck, ou La Mère morte de Jan Lievens, à voir dans la petite salle du fond. Le rendu sommaire et antiacadémique rend compte du caractère presque instinctif de l’œuvre copiée, qui échappe à la représentation traditionnelle.

Filip Francis œuvre donc à rendre visible le pan de ce que l’on voit sans y accorder d’importance. La mémoire joue un rôle important dans son approche, puisque c’est elle qui va guider sa main. Qui plus est, pour parfaire ses expérimentations plastiques, il lui arrive de fabriquer lui-même ses outils, en fonction de la forme qu’il souhaite peindre. Le titre des œuvres et le tracé dessiné sur la toile indiquent tous deux sa manière de travailler et aident à mieux «lire» ses œuvres, à comprendre pourquoi certaines lignes demeurent inachevées, pourquoi les points de peintures s’entremêlent, et pourquoi le trait peut même devenir «grossier».

Les expérimentations de Filip Francis font prendre conscience que le geste et la vision fonctionnent ensemble. En repoussant les limites de la représentation artistique, l’artiste belge met en évidence le rôle de l’œil, de la mémoire, de la perception qui est moins aiguisée qu’on ne le pense, occupée par une forme dominante au détriment de ses contours.
Il permet en outre de dépasser le champ traditionnel de la subjectivité/objectivité au profit du caractère instinctif de la peinture. Il met en évidence le fait que le primat de l’œil et la représentation dans la production picturale, cache un certain «mépris» de l’intelligence. Sans nier l’importance de l’œil, Filip Francis veut en souligner les limites, et surtout souligner le rôle de l’intellect.

Å’uvres
— Filip Francis, En regardant à gauche de la main droite,1988. Acrylique sur toile. 100 x 100 cm
— Filip Francis, En regardant au milieu-main gauche, 2010. Acrylique sur toile. 100 x 100 cm
— Filip Francis, En regardant à droite à la main gauche,1986. Acrylique sur toile. 120 x 120 cm
— Filip Francis, Rembrandt,1998. Crayon sur papier. 32 x 41 cm

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