ART | CRITIQUE

Double Take 2006-2008

PJoana Neves
@12 Jan 2008

Actuellement en résidence aux Récollets, Johan Grimonprez redouble la vocation de cet espace expérimental en levant le voile sur Double Take, une œuvre en cours sur le double autour du cinéaste / personnage Alfred Hitchcock et une hilarante « you-tube-o-thèque ».

Johan Grimonprez prend à son compte la profusion de références au cinéaste Alfred Hitchcock dans l’art contemporain (dont l’œuvre magistrale est 24 Hour Psycho de Douglas Gordon, mais aussi Remake de Pierre Huygue) et inverse cette pratique de reprise. Au lieu de refaire, ralentir ou reprendre les films du cinéaste, il en capture le jeu de miroirs de la persona de l’auteur en écho à l’actualité technologique de la manipulation par tous, désormais devenue presque banale, de l’image enregistrée.

Ainsi, Johan Grimonprez présente la vidéo en cours de réalisation Double Take. Ajustée à la vocation expérimentale du lieu, Double Take demande au spectateur via des post-it jaunes collés sur le lecteur DVD, d’appuyer sur «Play». Activons l’œuvre.
Un menu propose différentes incursions à la fois documentaires, fictionnelles et prospectives dans ce territoire riche qu’est le monde du réalisateur fétiche et les productions qui s’ensuivirent. Nous avons été préalablement prévenus que les pivots de cette pièce sont Jorge Louis Borges, un autre auteur qui se réfère souvent à lui-même dans ses textes, ainsi que Alfred Hitchcock — sujet/objet de Double Take —, jouant sans cesse de sa présence ainsi que des spécificités du médium employé: cinéma ou télévision. «The medium is the message», comme l’a professé Malcolm McLuhan.

Nous apprenons qu’un concours de sosies d’Alfred Hitchcock a été entrepris et nous nous délectons avec leurs apparitions, mimant les gestes marquants de cet homme aussi fantasque que génial. «J’ai déjà dû coucher pour avoir un rôle, mais jamais rater un bus» est une citation d’un des sosies, alors que se déroule sous nos yeux la fameuse scène du bus et son ersatz. L’explication du «McGuffin» — un élément absurde prétexte à la conversation — est dite par un enregistrement de la voix du maître et redite par un imitateur, qui sera le narrateur du film à venir.

Le médium télévisuel est d’une extrême importance parce que c’est justement une réflexion sur celui-ci qui se profile, notamment dans son passage à l’illimitation de la base de données interactive You-Tube à travers l’autre installation proposée faite en collaboration avec Charlotte Léouzon. Alfred Hitchcock, toujours à l’affût de la conformité de la fiction à son moyen de diffusion, réagit immédiatement à ce qui était encore un fantasme pendant les années 60 (celui d’une diffusion illimitée), dans l’éclipse des mots «The En » à la fin d’un téléfilm et cesse de les utiliser au cinéma. La diffusion non-stop = fiction non-stop.

Le rôle de la fiction est ici analysé avec une extrême rigueur et c’est elle le réel sujet de ces œuvres. Quelle place tient-elle dans notre rapport à l’évènement, à la catastrophe, à l’horreur de l’actualité ? Si Double Take dresse un portrait d’un homme qui se dissout dans la fiction de soi — et le spectateur avec lui, dans la grille de références psychanalytiques que le cinéaste reprenait presque à la lettre — la compilation de vidéos touche les évènements du 11 septembre 2001 et la guerre en Irak de façon subreptice.
Sous couvert d’un humour grinçant, ces petites scénettes lancent une critique acerbe de la société dans laquelle nous vivons sans toutefois nous orienter dans une position autre que la recherche de divertissement pour éluder nos inquiétudes. L’horizon des bases de données vidéo étant la perspective d’y insérer nos propres films, une image de nous-mêmes devenus fiction pixelisée…

L’artiste construit sur la construction, comme You Tube exploite notre dépendance de l’image enregistrée et creuse le fantasme : non seulement l’image se déroule sans s’arrêter, mais elle est à présent soumise au choix du spectateur pour l’ordre et le contenu. La fiction nous rapprocherait-elle du monde tout en nous éloignant d’une réalité inatteignable? La réalité diffusée aurait-elle été créée par notre désir de nous insinuer dans la fiction ? C’est une question en boucle, tout comme le loop d’émissions rediffusées pour mieux répondre aux horaires décousus de la société. Cet article s’est écrit au milieu de la nuit, après une petite incursion sur internet pour y trouver les nouveautés qui ne sont jamais réellement neuves ni jamais réellement épuisées…

Johan Grimonprez
— Double Take, 2008. Film, 90 mn. Production : ZAP-O-MATIK ? Bruwelles et Anna Sanders Films, Paris. Avec le support du Fonds Audiovisuel Flamand. Avec la participation du Ministère français de la Culture et de la Communication, Image Mouvement, la Ville de Paris et le Ministère français des Affaires Etrangères, la Cité Internationale des Arts, les Récollets et de Frac Île-de-France / Le Plateau.

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