ART | CRITIQUE

Donato Amstutz, Objets Brod̩s РRonan Barrot, Paris

PNatalia Grigorieva
@12 Jan 2008

L’avantage de posséder une galerie qui s’étend sur différents lieux réside dans la possibilité d’exposer simultanément deux artistes aux antipodes l’un de l’autre. Eric Mircher propose donc les œuvres de Donato Amstutz et de Ronan Barrot qui jouent sur des registres visuels, techniques et émotionnels différents.

Deux artistes, deux humeurs distinctes. Le travail de Donato Amstutz, exposé pour la première fois en France, se distingue par la virtuosité avec laquelle l’artiste a réalisé ses sculptures-objets brodés. Lentement, méticuleusement, il a reproduit avec ferveur des images et des objets du quotidien, accordant une importance extrême aux détails et aux proportions: rien n’est omis, ni le code barre sur les boîtes de médicaments, ni le prix sur un paquet de litière pour chats. Grâce à ce travail de couture, le banal devient objet de culte.

Malgré un fallacieux clin d’œil au pop art, les objets brodés recréent plutôt un univers typiquement houellebecquien s’attardant sur la mélancolie de l’homme occidental et ses désenchantements. Il y a là un fin voile d’humour un peu mordant et une légèreté apparente qui contribuent à mettre en exergue le caractère vain des activités humaines. Deux thèmes récurrents, deux pôles essentiels, à savoir le sexe et la dépression nerveuse, régissent l’exposition pour évoquer, de manière détournée, les souffrances engendrées par la cruelle compétition sexuelle et l’intolérable réalité existentielle pareillement à un roman de Michel Houellebecq.

Le sexe apparaît même lorsqu’on ne l’attend pas comme dans la série «Do It Yourself», combinaison amusante d’un vieux kamasutra et d’un manuel de premiers secours dont les images se superposent et s’emboîtent parfaitement. Quant à la pièce maîtresse de l’exposition, elle est intitulée Matelas et, comme son nom l’indique, se trouve être un matelas dont la surface figure l’image d’un lit accueillant, emprunt de symbolisme et porteur d’espoirs. Parallèlement, quelques agrandissements de boîtes de médicaments deviennent des trophées de l’homme moderne: le Témesta pour traiter l’anxiété, le Dormicum et le Rohypnol, somnifères puissants, et bien entendu le célèbre Prozac. Pour colmater le tout, le spectre de la mort et, par extension, ce qui généralement la précède, c’est-à-dire le vieillissement, hantent l’ensemble par intermittence avec Squelette humain, sculpture en tissu et Crâne, broderie sur toile.

Il y a une disproportion frappante, presque inconcevable et quasi-inadmissible, entre une vulgaire litière pour chats et le temps nécessaire pour reproduire minutieusement la réplique exacte de son emballage. C’est du temps précieux — le temps, c’est de l’argent — consacré à un produit anti-glamour et affligeant de banalité. Il est certain que cette démarche, envisagée comme une métaphore, traduit bien notre tendance à accorder une importance démesurée aux actions et aux événements qui ne la méritent que rarement.

Guère plus réjouissantes, les œuvres de Ronan Barrot se distinguent en cela qu’elles sont ouvertement sombres. Entre abstraction et figuration, l’image émerge des strates de peinture dont l’artiste recouvre successivement la toile.
La matière sombre et pâteuse, toute en boursouflures et en anfractuosités, semble geindre, se lamenter, émettre des bruits suspects pendant que le sujet, menaçant, fait silencieusement face au spectateur. De ce point de vue, les portraits sont particulièrement déroutants. Qu’il s’agisse de celui de Karen, la femme de l’artiste, ou celui d’un inconnu qui aurait bien pu être Dorian Grey, le portrait captive par son regard alors que tout est brouillé, indistinct autour.

Lorsque Ronan Barrot s’attaque aux sujets sociaux en méprisant les risques et les compromis, se rajoutent à ses toiles une brutalité sourde et une violence au ralenti qui, créant un champ de gravitation intense, aspirent l’attention comme le trou noir aspire la matière.
Qu’il relate une révolte populaire à Paris, un outrage dans la prison de Guantanamo ou quelque atrocité nocturne, Ronan Barrot cauchemarde des scènes suspendues dans le temps. Plus précisément, le passé se mute en présent et vice versa. L’action effectue constamment un voyage temporel pour s’échouer sur un support matériel atrocement défigurée, mais éclairée à la lumière de problématiques actuelles. Le résultat donne l’impression d’assister à quelque chose d’extrêmement grave, à considérer avec un sérieux monacal.

Après l’expérience étrangement mystique provoquée par ces toiles ténébreuses, c’est avec méfiance que l’on aborde les paysages, s’attendant à éprouver de nouvelles sensations troublantes. Mais rien de tel ne se produit. La matière émet un silence surprenant, les couleurs scintillent, la fluidité retrouvée donne l’impression de s’élever au-dessus d’un ouragan. L’artiste se serait offert quelques îlots éthérés de sérénité inquiétante. Afin de reprendre de la hauteur. Afin d’apprécier une nouvelle chute vertigineuse.

Donato Amstutz
— Kamasutra, 2005. Broderie et transfert sur toile. 28 x 40 cm.
— Lit brodé, 2005. Broderie à la main sur matelas. 185 x 130 x 15 cm.
— Fatto Blanco, 2005. Broderies sur tissu. 23 x 45 x 12 cm.

Ronan Barrot
— Révolte, 2006. Huile sur toile. 200 x 250 cm.
— La Main, 2006. Huile sur toile. 195 x 130 cm.
— Paris, 2006. Huile sur toile. 201 x 275 cm.

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