LIVRES

Dominique Gonzalez-Foerster

Mise en scène de l’espace. Un travail ouvert, car transdisciplinaire, qui s’articule autour des idées de perception et d’exploration des espaces. Du paysage aux intérieurs — filmés, photographiés, synthétisés —, chaque image concourt à mettre en place cette poétique de l’espace et de la trajectoire.

— Éditeur : Hazan, Paris
— Collection : « Monographies » d’artistes contemporains
— Année : 2002
— Format : 24 x 18 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 110
— Langue : français, anglais
— ISBN : 2-85025-851-2
— Prix : 18,40 €

Lire l’article sur Exotourisme

Région centrale
par Stéphanie Moisdon Trembley (extrait, pp. 7-17)

Dans toute l’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster, il y a d’abord cet acte de tracement et de reconnaissance (j’ai été là, j’ai vu cette silhouette, cette rive, cette planète, je l’ai traversée), une tentative d’explorer un espace étranger, de faire le portrait d’une ville (de Tokyo à Rio, de Kyoto à Changigarh, de Paris, Grenoble à Brasilia), d’un espace où notre langue n’est pas compréhensible et où nous ne pouvons demeurer.

Cette traversée des signes et des paysages ne revient pas à les coloniser, à les ramener à soi, mais simplement à aller au-devant des sensations d’images, à voir de quoi elles naissent, de quelles expériences.

DGF ne s’essaye ni à la fiction ni au documentaire, son travail se situe à la limite de l’image et du visible, à l’endroit d’un manque, dans le trouble et la confusion des différents niveaux de réel, là où l’information se dissout, se perd et rejoint le sujet d’une conquête. Comme dans tous les récits d’errance et d’exploration, le sujet n’est pas dans l’apparente similitude entre les signes et les objets mais dans l’irréductible différence, dans la zone de partage et de polarisation entre la lumière et le temps, l’espace et la durée, l’architecture et la nature, le cinéma et l’exposition, le rêve et la projection, l’immaturité et le désir, le sol et le plafond, la ligne et le bloc.

Les images comme les formes chez DGF ne sont pas produites, elles sont pensées, extraites de cette expérience intérieure faite de trajectoires, où le paysage devient le lieu concentrique d’un théâtre, une région du monde à inventorier autant de fois qu’elle peut être traversée en réalité et en esprit, aussi longtemps que le point de rencontre entre l’horizontalité et la verticalité ne se sera manifesté.

Pour lire ces images, il faut les accompagner, trouver un raccord possible de l’une à l’autre, ou plutôt un faux-raccord, un faux-mouvement. Chacune d’entre elles est un point sur une carte du monde, le départ d’un vacillement, la recherche d’un espace, d’un geste, d’un signe au sens fort, géré, agencé, affiché, jamais naturalisé ou rationalisé, la recherche d’un moment habité, d’un objet romanesque et d’un système. Pour lire ce monde, il faut faire le choix d’une langue, adosser la pensée à l’image comme on pose sa voix, extraire des éléments du récit, chercher leur unité du point de vue d’un autre, au bord de la fiction, en quête de personnage, qui a traversé en partie l’histoire et la géographie de l’œuvre, sa topographie, et qui ne sait pas tout.

Il faut admettre que la structure de ce langage a davantage à voir avec une partition qu’avec un programme, une écriture qui se déroule autour d’un espace-temps subjectif, débloqué. stratifié dans lequel on circule sur plusieurs plans à la fois, et pas seulement parce que nous y faisons fonctionner notre mémoire et nos attentes, mais aussi, parce que ce travail insiste sur la durée réelle des événements et parvient presque à nous faire percevoir le temps. « le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été » (Gilles Deleuze, L’Image-temps).

La définition que donne Deleuze de « l’image-cristal », pour désigner la coexistence d’une image actuelle et d’une image virtuelle, l’une au présent, la seconde, son passé contemporain, le passé dans le présent, correspond très exactement aux effets perceptifs chez DGF, et à toute la première partie de son travail, où le temps est véritablement un opérateur du devenir, de l’apparition, de la métamorphose. Cette image-cristal ne serait alors ni un collage, ni un montage, mais une forme d’espace clivé par le double jeu du temps à l’intérieur d’elle-même. Mouvement complexe où le temps est réfracté, arrêté, démultiplié, scindé et toujours rabattu sur un présent.

Dans les intérieurs qu’elle réalise à chaque fois en fonction d’un contexte spécifique d’exposition et de circulation, chambres virtuelles et actuelles, appartements et cabinets, le temps c’est la durée éprouvée, liée à la situation pragmatique (et rêveuse) du spectateur qui ajoute quelque chose à l’image, un supposé savoir sur sa genèse, sur son mode de production, seule condition pour que fonctionne le dispositif. Ainsi l’espace perceptif dans les séances biographiques, dans les intérieurs constitués autour d’un personnage absent [pour ne citer que quelques environnements qui se déploient souvent autour d’un personnage à la fois réel et fictif ; Bienvenue@ce que vous croyez voir, Galerie Gabrielle Maubrie, Paris 1988, The Daughter of a Taoï;st, Galerie Esther Schipper, Cologne, 1992, R.W.F. (Chambre), Biennale de Berlin, 1999] ou encore dans le CD-Rom Residence:color [réalisé en 1995, ce CD-Rom interactif rassemble des vues de tous les intérieurs produits par l’artiste en sept ans, entre 1988 et 1995. Les images sont assemblées et montées de manière à créer un bâtiment labyrinthique.], n’est pas tant le lieu de découverte, de connaissance, que de reconnaissance ou de confirmation. À travers ces interfaces, le spectateur vient ainsi vérifier que tout est bien là comme il l’avait imaginé, son parcours est de l’ordre de la reconstitution. En faisant apparaître les machines, la lumière, le spectre changeant de la couleur, en appareillant l’espace d’horloges digitales, d’écrans, de câbles, en prélevant dans les magazines des images du présent, l’enjeu est d’indexer sans cesse cette réalité: je vois du temps passer.

Le travail de DGF agit ainsi comme une sorte de veilleuse, il veille à assurer cette vision, cette transmission. Dans cette activité permanente de l’artiste, de veille et d’enregistrement, le temps cesse alors d’être subi; il est agi, orienté, objet de mutations et devient processus de subjectivation.

Dans l’ensemble de ses recherches, DGF recentre ses dispositifs à l’endroit de ce lieu redoublé de la perception [elle parle souvent d’une « image deux fois » ou d’un « espace deux fois », une manière de rejeter et de montrer l’épaisseur de la réalité], celle du spectateur-personnage qui habite l’endroit et le moment avec ses accessoires, ses prothèses, avec sa mémoire aussi, ses souvenirs imparfaits. Ce personnage est un usager de ces véhicules et de ces appareillages, le dispositif intègre sa personnalité, ses modes d’interaction, ses intuitions, il intègre aussi son rapport au lieu, c’est-à-dire au plan. Pas d’espace sans personnage, même quand il s’est absenté.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Hazan)

L’artiste
Dominique Gonzales-Foerster est née en 1965 à Strasbourg. Elle vit et travaille à Paris. Elle a reçu le prix Marcel Duchamp pour Exotourisme, en 2002.

L’auteur
Stéphanie Moisdon Trembley, critique d’art et commissaire indépendante, a fondé en 1994 l’agence bdv (bureau des vidéos) avec Nicolas Trembley. Elle a réalisé différentes expositions dont « Autoreverse » (Magasin Centre d’art contemporain de Grenoble, 1995), « X/Y », (Centre Georges Pompidou, 1995), « Zac », (Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1999) et, récemment, Manifesta 4 à Francfort, en collaboration avec Nuria Enguita et lara Boubnova. Elle a été chargée de cours à l’université Paris I, à l’ENSBA à Paris, et de la direction du Post-diplôme à Nantes. Responsable de 1997 à 2000 des programmes « Prospect » au Centre national de la photographie à Paris et des projections vidéo pour le MK2 café jusqu’en 2001, elle collabore par ailleurs à différentes publications dont Purple, Cinémathèque, Artpress, Documents, Self Service, Hanatsubaki, et a publié des textes monographiques et des essais pour des catalogues d’exposition.