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Divers faits

PSophie Coda
@15 Fév 2011

Décrypter dans nos habitudes les plus banales les signes affligeants des paradoxes de nos comportements, voici en substance le jeu de piste auquel nous convie Olga Kisseleva. Basculant sans cesse entre société capitaliste et communiste, l’artiste nous entraîne, non sans difficultés, dans le chemin très balisé de nos codes alimentaires et langagiers.

Pour sa réouverture, le centre d’art contemporain La Criée propose les œuvres récentes de l’artiste russe Olga Kisseleva. Après une première exposition lors de l’édition 2008 de la Biennale de Rennes où elle menait une réflexion sur notre appropriation des nouveaux moyens de communication, Olga Kisseleva s’intéresse aujourd’hui à ces formes triviales de notre quotidien en tant que véhicules puissants de conditionnement social.
Pour l’exposition «Divers Faits», photographie, texte, performance et vidéo interrogent ces enjeux de manière chronologique et dans une optique assez pédagogique. L’opposition notoire entre capitalisme et communisme, en tant que système global et en tant que proposition individuelle de mode de vie, est traitée à travers l’expérience à première vue assez anecdotique des habitudes alimentaires.

Nouvelles technologies de la communication et mœurs les plus banals sont au cœur de sa réflexion depuis ses premiers travaux. Dans une démarche toujours très méthodique, Olga Kisseleva mène ses projets en fonction de son expérience sociale et de sa propre confrontation à la société occidentale.

L’installation Divers Faits, composée de photographies de natures mortes et de textes autobiographiques, constitue la pièce la plus dense de l’exposition, mais pose aussi les fondements de la réflexion d’Olga Kisseleva. Les images en couleurs de format modeste présentent des aliments juxtaposés sur un décor neutre, agencés comme des ingrédients réunis pour une recette improbable, mêlant aussi bien dattes et brocolis que melons et endives.
Malgré l’hétérogénéité de ces assemblages, les photographies sont rigoureusement composées, et permettent à chaque élément d’être perçu individuellement, notamment grâce à un travail des couleurs et des lumières qui les désolidarise les uns des autres.

Chaque mets renvoie à une symbolique précise, se référant autant aux peintres hollandais du XVIIe siècle, découverts par Olga Kisseleva au musée de l’Ermitage lors de sa formation à l’école des Beaux-Arts de Moscou, qu’à la culture contemporaine capitaliste. La logique de ces inventaires culinaires se poursuit dans les textes qui jouxtent les images. Ces récits, qui décrivent des moments et anecdotes vécus par Olga Kisseleva, sont parsemés de mots en italiques qui n’ont à première vue rien en commun avec les photographies. Un dictionnaire établit le lien entre les symboles représentés par des aliments et exprimés par ces mots.

Énumération plutôt rebutante de tout ce vocabulaire, le dictionnaire nous fait part de toutes les dimensions (historiques, géographiques et culturelles) nécessaires à une compréhension exhaustive des images et des récits, auxquels il faudrait idéalement se référer. Ou bien l’on peut aussi se livrer au jeu de l’imagination et détourner en quelque sorte ce vaste travail d’historien pour une lecture parallèle cachée.
Ces textes qui font pendant à chaque photographie expriment le désarroi qui a accompagné le passage de Olga Kisseleva de la société soviétique de la fin du communisme vers le modèle capitaliste. La récurrente question «Comment ça va?», à laquelle l’artiste a dû faire face, se pose ainsi comme manifeste. Cet automatisme de langage semble ne devoir son existence qu’à sa capacité à occasionner un rituel social.
Il en va des mêmes enjeux de partage culturel pour A l’heure de Moscou, performance alimentaire exposant, par le biais de lectures d’extraits de la préface de Staline à un livre de cuisine communiste, les ambigüités d’une cuisine fédératrice des Provinces soviétiques. Particularismes régionaux et intérêts politiques se confrontent ainsi au regard d’une culture commune artificielle.

Revenant dans une installation vidéo sur cette question du «Comment ça va?», Olga Kisseleva multiplie les preuves de l’incohérence de cette énonciation. Répétant inlassablement la question, elle propose au visiteur qu’elle filme en continu d’y répondre, tout en fournissant les exemples de l’hypocrisie et de la sincérité de différentes cultures.
L’artiste a elle-même vécu cette incompréhension lors de son arrivée aux États-Unis et notamment dans le bastion capitaliste de la Silicon Valley, et cette question qui devait lui permettre de confier ses doutes la contraignait paradoxalement feindre l’acclimatation. La diversité culturelle et le nombre des témoignages manifestent ici, tout comme pour Divers Faits, un raisonnement logique et rhétorique inattaquable. Fortes de cette accumulation de «preuves», les œuvres prennent un aspect documentaire.

De ces bribes de témoignages, Olga Kisseleva en a aussi exploité les clichés que les cultures portent les unes sur les autres. Dans la vidéo Where are you?, à laquelle l’image clignotante et le son métallique agressif contribuent à donner un aspect stroboscopique, il n’est plus question de langage mais seulement d’images de villes qui se succèdent, leurs noms venant marteler la projection, comme une tentative désespérée et punitive de nous faire apprendre par cœur ces descriptions visuelles.
Si certaines images correspondent à l’idée que l’on se fait de la ville en question, d’autres renvoient à des géographies bien lointaines. La vidéo rompt avec le reste de l’exposition: il n’est plus ici question d’un rapport conflictuel entre deux modèles idéologiques présentés sous une forme didactique, mais bien d’un constat d’échec d’un idéal de mondialisation des connaissances présenté sous la forme d’une conclusion brutale, sans artifice et sans vernis.

En pointant les infimes ambigüités de nos comportements, Olga Kisseleva se place elle-même dans des ambivalences formelles, esthétiques et politiques. La résignation qui semble poindre face à la mondialisation — et à l’art — est contrebalancée par une tentative de révolte. Elle contribue à jeter une interrogation aussi bien autobiographique qu’anonyme sur ce qui constitue des angoisses quotidiennes. Elle révèle ainsi un certain malaise, celui-ci étant alors, peut-être, multiculturel.

— Olga Kisseleva, Divers Faits, 2010. Tirages de textes et de photographies encadrés sous plexiglas. 40 x 30 cm et 40 x 60 cm chacun.
— Olga Kisseleva, Dictionnaires contemporains de la symbolique de la nourriture et des objets du quotidien. Livres.
— Olga Kisseleva, A l’heure de Moscou (Rennes, 2011), 2011. Installation vidéo. 4 min.
— Olga Kisseleva, A l’heure de Moscou (Rennes, 2011), 2009-2011. Performance, 2h.
— Olga Kisseleva, How are you?, 2001. Installation vidéo. 1 min, 7 min, 12 min et 20 min.
— Olga Kisseleva, Where are you?, 2003. Installation video et sonore. 3 x 3 minutes.

Publications
Olga Kisseleva, Divers Faits, éd. Jannick, Paris, 2010.
Valeurs croisées – Biennale d’art contemporain de Rennes, éd. Les Presses du Réel, Dijon, 2009.
The History of Gender and Art in Post-Soviet Space, éd. Moscow Museum of Modern Art, Moscou, 2010.

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