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Différence et désorientation

PAndré Rouillé

Si l’on en juge par le nombre d’ouvrages d’initiation qui lui sont consacrés, l’art contemporain intrigue et attire. Parce qu’il apparaît à juste titre comme un autre monde dans notre monde et, probablement aussi, comme un recours possible vers où les regards peuvent se tourner en ces périodes de désorientation.
Tel n’est pas le moindre paradoxe que l’art contemporain, grosso modo celui qui se développe en Occident depuis un quart de siècle, permette d’affronter la désorientation du monde d’aujourd’hui, alors qu’il est lui-même réputé pour sa capacité à désorienter. Alors qu’il n’est véritablement contemporain que pour autant que son aptitude à désorienter reste intacte.

Mais il y a désorientation et désorientation. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est le vide et le non sens qui désorientent. C’est la répétition indéfinie du même et du rien ; c’est la télévision qui passe des divertissements d’une niaiserie abyssale aux pires horreurs de la planète ; c’est la tyrannie des apparences ; c’est l’éloge ravageur de l’incompréhension, du refus-réflexe de comprendre, de se «prendre la tête !» ; c’est le règne de la marchandise.

Si l’art contemporain désoriente souvent, lui aussi, c’est pour de tout autres raisons. Il attire et repousse parce qu’il est une immense machine à broyer les préjugés, aussi bien de pensée, de vision, que d’action. L’aventure de l’art moderne, continuée par celle de l’art contemporain, a consisté à démolir un à un tous les éléments traditionnels de l’art : le tableau, le métier et le savoir-faire manuels, les matériaux, les genres, les disciplines, les institutions, et la représentation évidemment.
Mais, contrairement à ce que proclament les nostalgiques de la grande tradition antémoderne de l’art, ce démontage assidu a moins obéi à un projet nihiliste de dénaturer l’art qu’au processus créatif de le faire résonner et devenir avec le monde.
La déconstruction de l’art n’est pas sa ruine ni sa destruction programmée, mais une condition de sa contemporanéité, et de sa pertinence signifiante. Pour être contemporain, c’est-à-dire pour produire du sens sur l’aujourd’hui, l’art doit sans cesse réinventer ses formes, ses procédures, ses matériaux, ses problématiques — au risque de désorienter…

Par delà, donc, un fréquent hermétisme et l’incompréhension que les œuvres et les artistes contemporains peuvent susciter, ils incarnent l’idée qu’un espace infini de possibles existe en bordure de ce monde-ci, celui terriblement limité et frileux de nos vies ordinaires.
Cette apparence trompeuse de liberté sans rivage, qui serait celle de l’art, suscite souvent l’incrédulité, la réprobation ou le rejet. Face à la rationalité supposée de ce monde-ci, l’art est alors considéré comme le règne du «n’importe quoi» et du dérisoire, comme une version du chaos. Mais dès lors que ce monde-ci s’enfonce lui-même dans un chaos bien réel et que la rationalité peine à masquer ses propres défaillances, l’art peut devenir une alternative possible, le lieu fécond d’une salutaire différence.

L’art contemporain n’est pas seulement l’art produit aujourd’hui, c’est un art pour aujourd’hui, un art différent de l’art existant, un autre art dans l’art. Mais c’est un art pris en tenaille entre sa nécessaire différence et la désorientation qu’elle suscite.
C’est entre différence et désorientation que l’art peut résister à l’uniformité et à l’insignifiance de ce monde-ci.

André Rouillé.

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Hubert Duprat, Sans titre, 2003-2005. Hématites, mastic de carrosserie, 5 tubes. 205 x 15 cm (chaque). © Marc Domage, courtesy galerie Art : Concept.

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