ART | CRITIQUE

Deus ex machina

PMarie-Jeanne Caprasse
@22 Fév 2012

Savant fou ou fou savant? Jean Perdrizet n’a cessé d’inventer des objets poétiques auxquels il a tenté de donner une valeur scientifique à grand renfort de dessins, de formules et de calculs. Les grands plans coloriés exposés ici témoignent d’un esprit ne redoutant jamais de franchir les frontières du réel pour répondre à ses préoccupations les plus intimes.

Né en 1907, Jean Perdrizet fut d’abord adjoint technique des Ponts et Chaussées avant d’être mis en disponibilité à l’âge de 32 ans pour raisons de santé. Affecté de troubles mentaux, il vivra toute sa vie auprès de ses parents, à Digne. Il mourra en 1975.

Savant fou, professeur Tournesol de l’art brut, Jean Perdrizet a passé sa vie à créer des machines dans sa cave et à finaliser ses objets et leur destination dans de grands plans de modélisation assortis de formules mathématiques et de descriptifs de fonctionnement. Si l’on n’a pas gardé trace de ces machines, les plans ont eux été conservés et figurent aujourd’hui dans certaines collections d’art brut comme celle du LaM à Villeneuve-d’Ascq.

On dispose de peu d’informations sur la vie de Jean Perdrizet, mais sa pratique épistolaire assidue témoigne de sa parole. Car pour faire connaître ses inventions, il entretenait une correspondance avec les institutions scientifiques les plus prestigieuses comme la Nasa, le Cnrs, la Faculté des sciences, le Vatican, ou bien tous les particuliers susceptibles de s’y intéresser.

Ces courriers, il a dû en envoyer des milliers — il a évoqué un jour deux tonnes d’envois réalisés en 40 ans. Pour ce faire, il reproduisait ses grands plans par héliogravure et les finalisait en y ajoutant de la couleur. Y figurent des dessins de machines, mais aussi un texte explicatif qui occupe le moindre petit espace libre sur la feuille de papier. Il décrit le fonctionnement et la composition des inventions présentées mais tient lieu aussi de pense-bête, de commentaires qui semblent ajoutés après coup.

La structure du texte est flottante et on ne sait par où commencer sa lecture. L’ensemble est composé sur un mode descriptif où l’écrit se place à l’endroit où il commente un détail du dessin. Heureusement, chaque invention a son titre. Mais parfois les titres sont aussi énigmatiques que le reste: Buître à pales variables, Oui-ja électrique, Machine à écrire avec l’au-delà, etc.

L’invention de robots mais encore de machines pour communiquer avec les extra-terrestres ou les morts est difficilement transmissible de manière scientifique et expérimentale. Pourtant, telles qu’il les décrit, en mots simples et en formules mathématiques aux allures incontestables, nous aurions envie de nous incliner devant l’évidence, la possible conception de ces engins qui semblent pourtant à nos esprits rationnels et logiques, un brin farfelus.

Traumatisé par la mort de son père, Jean Perdrizet cherchera sans relâche à communiquer avec l’au-delà, le monde des morts, mais aussi extra-terrestre. Aussi, il construira des machines pour parler avec les spectres et des soucoupes volantes pour aller dans l’espace. Point d’orgue de cette obsession, son invention de la langue universelle T, dont il présente en 1973, cent vingt mots et quelques règles d’utilisation.

Cette folie manifeste camouflée par un mode d’expression maîtrisé et à caractère scientifique, déstabilise. A la lecture des lettres d’introduction qu’il envoie à ses interlocuteurs, on découvre un langage clair et d’une bienséance exemplaire. C’est comme si on assistait à un dédoublement de personnalité: sur le verso, nous avons une lettre qu’un inventeur adresse à un destinataire potentiellement intéressé par son invention, et au recto, nous découvrons une machine insolite accompagnée d’un discours aux formes éminemment scientifiques mais qui, par sa prolifération effrayante, nous alerte sur son faible degré de cohérence et de bien fondé.

Si Jean Perdrizet a définitivement choisi de laisser libre champ à sa pensée en la rendant plus réelle que le monde existant, il cultive également le fantasme d’être un savant de génie auquel peut-être un jour on attribuera le prix Nobel. Son travail témoigne d’une croyance à son génie, un esprit plus fort que la matière, allant au-delà de ce que l’on peut communément concevoir.
Transcrire sur le papier est pour lui le moyen de rendre vraisemblables des objets invraisemblables. Lui invente, aux autres de trouver les solutions de réalisation technique de ses objets. C’est pour cela que chacune de ses inventions, il les transmet à des organismes scientifiques pointus comme la Nasa ou le Cnrs. Pour Jean Perdrizet, «la pensée naît dans l’œil» et par le simple dessin il donne déjà vie à l’objet représenté. C’est là tout son monde, tout son art, toute sa science.

Å’uvres

_ Jean Perdrizet, Sans titre (Machine à calculer),1940. Ronéotype, stylo à bille, feutre et crayons de couleur sur papier plié, 28,9 x 82 cm.
_ Jean Perdrizet, Sans titre (Un robot ouvrier qui voit les formes par coupes de vecteurs en étoile), sans date. Ronéotype, stylo à bille, feutre et crayons de couleur sur papier plié, 64 x 40 cm.
_ Jean Perdrizet, Sans titre (Balance spatiale pour hélicoptère puis astronef – treuil), 1975. Ronéotype, stylo à bille, et crayons de couleur sur papier plié, timbré et envoyé, 32 x 72,5 cm

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