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Détours, Hasards et Monsieur Heinzmann

12 Sep - 17 Oct 2015
Vernissage le 12 Sep 2015

Le travail de Thilo Heinzmann est une recherche, une expérimentation sur les moyens plastiques élémentaires de la peinture. Mû par l’exigence du geste créateur et poétique qui affronte le vide, le fond blanc des choses, il travaille à l’obtention d’une tension sensorielle entre texture, couleur, matérialité du support et surface.

Thilo Heinzmann
Détours, Hasards et Monsieur Heinzmann

Monsieur Heinzmann, pour sa première exposition parisienne à la galerie Perrotin, en invoquant détours et hasards, réunit un ensemble d’œuvres qui présente chacune à sa manière un geste pictural audacieux, sorte de défi lancé au hasard, non pour l’annuler mais pour le célébrer et dépasser radicalement le formalisme.

«Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.» Mallarmé, en pleine conscience de ses moyens et de la crise de la modernité, jeta ces mots et ébranla le monde poétique avec ce poème inouï éclaté sur douze doubles feuilles blanches, les mots surgissant par vague, en cascade, en explosion, en constellation sur un horizon unanime, uniment blanc.

Comme Mallarmé, Thilo Heinzmann manie à l’état pur ses moyens plastiques, ceux de la peinture, mû par l’exigence du geste créateur et poétique qui affronte le vide, le fond blanc des choses, mû également par le désir de continuer de faire de la peinture le champ privilégié de puissantes rencontres entre le support, le travail sur la matière et le travail sur la couleur et la texture.

Les matériaux du support des surfaces varient, et avec eux les qualités et les valeurs du blanc. La surface est absorbante et dense, et presque mousseuse, quand le support est une toile enduite. Mate, lisse, trop parfaite, quand le support est en aluminium. Subtilement insistante sous la fine couche blanche, quand le support est un panneau de bois, mettant bien en avant ce qui est présenté au regard, en l’occurrence des morceaux de polystyrène, jouant du contraste entre matériau naturel et matériau artificiel. La qualité de matière précaire et synthétique, ainsi tronçonnée et collée, vient compliquer le rapport à la surface de travail de la peinture, qui n’est ni neutre, ni plate, ni lisse, ni innocente.

En fonction des qualités matérielles et visuelles des supports choisis, Thilo Heinzmann intervient et perturbe donc la perception de la surface, parasite la notion de représentation et les idées d’utilité et de finalité des matériaux, défendant la possibilité de suspendre le mode utilitaire de la perception en fixant l’attention sur la sensorialité des matériaux.

Là, il travaille à mettre en tension le bois et le polystyrène, ici à faire sentir la rudesse et le plissement de la toile de jute mouchetée, maculée, et là-bas à perforer, inciser, lacérer le plan blanc rigide et métallique, encouragé en cela par la création de couleurs chaudes dont il balise le tracé avec des coupures qui gardent le rythme du geste incisif, geste vivant qui troue le métal.

Les jets de pigments procèdent du même geste, convoquant les sensations de détonation, d’énergie et de fulgurance. Des nuées vivantes, rendant presque un son poudreux et effervescent, se sont formées à la surface. L’action de la peinture s’impose au blanc et à la puissance de son éclat lisse. Le travail sur la matérialité élémentaire de la peinture réussit des opérations chimiques qui dégagent des qualités esthétiques et picturales paradoxales, convoquant la sensation d’une composition instinctive, souvent minimale.

La peinture est confrontée ici à une triple dimension de sa nature: chimique, matérielle, et paradoxalement hasardeuse: hasard précisément convoqué des matières, des réactions, du geste faisant se rencontrer matière et chimie, geste ayant l’audace de mettre à l’arrière plan la tension historique entre la peinture figurative et la peinture abstraite, au profit de la tension sensorielle actuelle entre la texture, la couleur, la matérialité du support, la surface.

Le travail de Thilo Heinzmann est une recherche, une expérimentation sur les moyens plastiques élémentaires de la peinture, à l’affut, soit pour parvenir à capturer la minéralité du pigment, avec l’éclat de sa couleur, dans sa volatilité, irradié et irradiant, fluorescent, témoin et acteur des processus de transfiguration de la lumière en couleurs; soit pour le prendre au piège de l’époxyde, séduction irrésistible de la couleur coulée en matière parfaite — utopie de la couleur sans la forme, sans objet, inversant la traditionnelle hiérarchie, conceptuelle et métaphysique, entre la Forme et la Matière.

«O. T.» Les titres de toutes les peintures sont formés ici des initiales de «Ohne Titel» — sans titre. L’objet de la peinture ne se dira pas dans les mots, car aucun objet n’est ici représenté. L’art de Thilo Heinzmann ne produit pas d’images en tant qu’elles sont des imitations des contours des choses.

Alors pour affronter le rien, le néant blanc, pour faire saillir ce qui peut surgir en effet, et s’imposer à la surface, Thilo Heinzmann suit une dynamique picturale toujours renouvelée par une recherche poïétique. Recherche du geste juste, dont le but n’est pas de représenter des choses bien définies, finies, mais dont le but est de rechercher le moment où le geste peut puiser à une énergie originelle, source d’une immense fécondité. On perçoit bien qu’il ne s’agit pas de représenter des objets donnés, mais de chercher l’impulsion vivante, jaillissante, dans ce qu’elle a de plastique et de visuellement ambiguë. Et pour la saisir jaillissante, le geste est prêt à s’arrêter à mi-parcours, courant le risque de l’inachevé, ou de la tension avec le vide.

Cet aiguillon poïétique fixe l’attention de l’artiste sur la sensation de commencement des choses, ce qui explique qu’il n’accorde pas d’importance aux formes arrêtées ou aux contours dessinés. D’où s’ensuit un certain relâchement de tension avec les choses et leurs apparences. Une sensation de suspens, et de liberté, se dégage de l’ensemble de ces décisions picturales à chaque fois uniques, chaque pièce répercutant un écho à l’origine commune mais divergeant de plus en plus, comme cet ensemble de peintures aux pigments aux relations diversement géométriques: parallèles, homothétiques, perpendiculaires, définissant une zone dense de voisinage, faisant vibrer le blanc avec les différences de longueurs d’onde entre les pigments bleu lagon et les pigments terreux aux reflets de bronze.

Thilo Heinzmann nous donne accès à une perception sensible élargie du processus de création inlassablement recommencée et continuée. La création est continue parce qu’elle recommence à chaque nouveau geste. Thilo Heinzmann sait, pour chaque pièce, un endroit mince, un point de détonation, où peut frapper l’apparition, comme ces traces ocre-sang sur la toile de jute, ou ces traces de peinture fantôme sur la grande plaque de polystyrène. Il évalue l’amplitude de la perturbation matérielle nécessaire, où elle doit s’arrêter et garder du vide, et recommencer, ou opérer une variation, créant des équilibres formels précaires et inattendus pourtant pérennes — des formes en mouvement sont bel et bien apparues et demeurent paradoxalement.

Thilo Heinzmann relâche le rapport aux apparences des choses, et déjoue nos habitudes de fascination visuelle, pour mettre en jeu une extrême tension entre le visible et l’invisible dans ces espaces-plans blancs, carapaçonnés de plexis, cages transparentes retenant la trace du mouvement de l’existence, où se jouent devant nos yeux des équilibres fondamentaux et infimes, infiniment grands et précaires. «Et c’est la magie de la vie» selon la formule de Paul Klee: c’est la force agissante, la force d’exister entre ces équilibres et déséquilibres, que les moyens de la peinture continuent de capturer de manière unique.

Mériam Korichi

Vernissage
Samedi 12 septembre 2015 à 16h

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