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Dessin: contemporanéité bien tempérée

PAndré Rouillé

On déplore souvent la langueur de la vie artistique parisienne, mais les initiatives se multiplient, notamment dans le secteur des foires et salons. Après la naissance à l’automne dernier de deux foires d’art contemporain, un salon exclusivement consacré au «dessin contemporain (de 1950 à nos jours)» vient de s’ouvrir. On ne peut évidemment que s’en réjouir.
Dans la situation actuelle de croissance forte du marché international de l’art contemporain, il est naturel que des initiatives aussi commerciales que les foires et salons d’art s’inscrivent dans le courant contemporain. Comme le font le Louvre ou le musée d’Orsay en proposant des expositions où des œuvres d’artistes d’aujourd’hui sont mises

en dialogue avec des œuvres de leurs collections d’art ancien.

Ce nouveau salon, qui s’inscrit dans un mouvement «haussier» du marché de l’art contemporain (comme diraient les chroniqueurs financiers), ne va pas manquer de correctement s’y «positionner» (pour emprunter un autre terme, aussi horrible que le précédent, au lexique financier). C’est précisément à cet exercice délicat que s’exercent, avec plus ou moins de bonheur, les organisateurs dans leurs documents d’information.

On note en effet que la contemporanéité fortement affirmée est curieusement, ou stratégiquement, mâtinée de références plus traditionnelles. Le Salon du dessin contemporain est ainsi «organisé aux mêmes dates que le prestigieux salon du dessin ancien à la Bourse». Loin d’être fortuite, cette convergence a été voulue pour «célébrer la place importante de Paris comme capitale du dessin».
Moyennant quoi, les tonalités contemporaines du slogan «Paris capitale du dessin» scandé par les organisateurs sont fortement parasitées par les échos du benjaminien «Paris, capitale du XIXe siècle».

Et si, malgré cela, le côté contemporain pouvait encore effrayer les «collectionneurs comme les amateurs» (la clientèle), ceux-ci seraient totalement rassurés par le fait que l’événement se tiendra «dans un hôtel particulier de 2000 m2 aménagé en appartements, dans le quartier du triangle d’or à Paris»… Rassurés, et peut-être émoustillés par cet énigmatique détail d’un «hôtel particulier aménagé en appartements»…

Ces flottements entre tradition et contemporanéité se retrouvent sur le plan esthétique au travers de ces questions éludées par les organisateurs, mais qui ne s’en posent pas moins : comment une pratique fortement ancrée dans le passé peut-elle être contemporaine, c’est-à-dire pertinente pour appréhender le présent ? comment des œuvres contemporaines peuvent-elles être produites à l’aide de moyens archaï;ques ? comment l’anachronisme d’une pratique et de matériaux peut-il soutenir des productions à vocation contemporaine?

Cette projection récente du dessin dans la contemporanéité touche à l’historicité des matériaux et des pratiques qui, en art, comme d’ailleurs dans le bâtiment ou l’industrie, ne sont aucunement des éléments neutres ou atemporels. Dans tous ces domaines, ils évoluent avec les conditions techniques et économiques, avec les questions esthétiques, et avec les sensibilités. Si bien que chaque pratique est rivée à une époque, à ses valeurs, à un état du faire, du voir et du ressentir.
S’il est difficile de suivre totalement Theodor Adorno pour qui «la force productive esthétique est la même que celle du travail utile et poursuit en soi les mêmes fins» (Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, p. 21); si un nouvel art, ou un renouveau de l’art, ne s ‘opère pas nécessairement sur la base d’un matériau nouveau; les artistes contemporains tendent généralement à choisir, parmi les matériaux et les pratiques disponibles, ceux et celles qui conviennent le mieux à leurs projets artistiques tout en s’accordant avec les sensibilités et les habitudes visuelles du moment.

C’est en partie pour amener la peinture — et le dessin — à figurer et exprimer adéquatement la modernité que les artistes des avant-gardes n’ont cessé, durant tout le XXe siècle, de tordre, distendre, déconstruire, ouvrir et… abandonner ces matériaux et pratiques, en particulier la peinture, qu’ils avaient hérités des siècles antérieurs.
Il a fallu que la photographie, la vidéo, le cinéma et les imageries numériques fassent leur pleine entrée dans l’art pour que la peinture, et aujourd’hui le dessin, retrouvent une liberté et une légitimité nouvelles et incontestées. D’abord auprès des artistes eux-mêmes pour lesquels la fin de la modernité s’est traduite par un retour décomplexé à des pratiques longtemps bannies par le dogme moderniste.

A la fois dispensés de la mission historique de représenter et d’exprimer le monde, libérés des dogmatismes esthétiques, et gratifiés d’une nouvelle légitimité artistique, la peinture et le dessin se sont ouverts à une infinité de possibles. Ce qui s’est traduit par leur retour et leur reconnaissance sur la scène de l’art contemporain — depuis un quart de siècle pour la peinture, plus récemment pour le dessin.

Mais ce retour en grâce sur le marché de l’art contemporain pourrait bien paradoxalement reposer, pour la peinture puis le dessin, sur leur déficit de contemporanéité, c’est-à-dire leur incapacité à saisir les forces, les tempos et les devenirs du monde. Sur leur passage à l’état de choses, sur leur détachement du monde. Comme s’ils avaient acquis une liberté pour rien, et une reconnaissance inutile : limitées aux strictes domaines de l’art et de son marché.

Il n’est pas certain que les mutations du dessin suffisent pour lui conférer la contemporanéité à laquelle aspirent esthétiquement et commercialement les organisateurs du salon. «Désormais le dessin ne se pratique [certes] plus uniquement sur papier, il investit les espaces des murs, des sols, ou se fixe sur des supports comme la vidéo ou d’autres matières aussi inattendues que bois, zinc, verre, textile ou plexiglas».
Mais tout cela ne change rien au fait majeur que le dessin repose sur l’habileté manuelle que l’artiste exerce à l’aide d’un outil sur un support matériel. Ce qui le situe techniquement et conceptuellement de façon indépassable dans l’univers antecontemporain de l’artisanat : univers d’avant les réseaux et les images numériques, autant que d’avant la machine et l’industrie — d’avant la photographie.

Cette part de la main dans le dessin est tempérée par les organisateurs du Salon parce qu’elle est la part d’archaï;sme irréductible du dessin, cette part qui le situe à rebours de pans entiers de l’art du XXe siècle, autant que des directions données à l’art par la photographie et l’essor des réseaux numériques.

Il ne suffit pas d’être récent ou nouveau, ou de se renouveler, pour être contemporain, surtout quand le terme «contemporain» renvoie plus au marché qu’à l’esthétique, à l’habillage dérisoire d’une pratique trop éloignée du monde d’aujourd’hui pour en capter les forces et les dynamiques.
Il suffit heureusement le parcourir la liste des artistes exposés pour espérer rencontrer de grandes œuvres récentes, mais nécessairement contemporaines.

André Rouillé.

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Henri Foucault, Vie Secrète/Secret Life, 2001. Vidéo. 5,24 mn.VOIR LA VIDEO

1er Salon du dessin contemporain (de 1950 à nos jours)
22-26 mars 2007
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