ART | CRITIQUE

Des mondes possibles

PAndré Rouillé
@24 Avr 2013

Le Frac Franche-Comté inaugure ses nouveaux espaces au sein de la Cité des arts construite à Besançon par l’architecte Kenzo Kuma, avec deux expositions. L’une collective, «Des mondes possibles», l’autre consacrée à l’installation immersive Test pattern [n°4] de l’artiste et musicien japonais Ryoji Ikeda. Soit un ensemble d’œuvres pour déplier la notion de temps autour de laquelle a précisément été constituée la collection du Frac.

Cette très plurivoque et mouvante notion de temps, qui est longtemps restée attachée aux conditions naturelles et locales de vie, a connu une bifurcation déterminante avec l’invention et la généralisation conjointes des horloges et de l’industrie. L’avènement de la société industrielle s’est accompagné d’une immense révolution temporelle. Au temps naturel, lié aux mouvements du soleil et au rythme des saisons, a succédé un temps mécanique, abstrait et unifié, défini et affiché par les horloges qui ont proliféré dans les usines et les gares, ainsi que sur les frontons des établissements publics.

Aujourd’hui, à l’orée du XXIe siècle, la notion de temps connaît de nouveaux et profonds bouleversements. La révolution temporelle en cours n’est plus celle des temps mécaniques, mais celle des temps numériques. Aux temps naturels-locaux puis mécaniques-nationaux, succède désormais un temps numérique-planétaire caractérisé par un niveau inouï d’accélération généralisée.

Le cadre temporel de l’exposition est en quelque sorte balisé par deux œuvres-horloges: d’un côté, L’Horloge d’une vie de travail (2008) de Julien Berthier; d’un autre côté, Big Crunch Clock (1999) de Gianni Motti. La première impose ses 250 kilos et exhibe ses 34 engrenages en acier: la mécanique qui lui permet de calculer la totalité des heures passées au travail par un salarié durant toute sa carrière. La seconde est, elle, digitale: ses vingt chiffres rouges affichent — depuis les milliards d’années jusqu’aux dixièmes de secondes — le temps qui nous sépare de l’explosion supposée du Soleil. Julien Berthier exprime par des moyens mécaniques un temps vécu, une durée d’activité, une «vie de travail» passée dans ce monde-ci. Dans une perspective inverse, Gianni Motti actualise sous l’aspect d’un dispositif électronique la conjecture de l’inexorable disparition dudit monde…

L’un des traits des périodes bouleversées est d’entrecroiser des temporalités hétérogènes, souvent au sein même de certaines œuvres, telles que celles de la série «Démolitions» de Didier Marcel. Celle qui figure dans l’exposition est la maquette presque entièrement brisée d’un garage d’architecture fonctionnaliste. Si la maquette est en architecture une projection dans le futur, à la fois programme architectural et projet social, la briser revient à la faire basculer dans le domaine temporel de la ruine: le passé. Aussi, une maquette brisée désigne-t-elle le moment où la perspective temporelle s’inverse en passant du futur vers le passé — le passé d’un futur. Ce point d’inversion est celui où les utopies modernistes (l’architecture fonctionnaliste) s’effondrent au profit de postures et regards postmodernes.

Bien que très différentes, l’œuvre d’Alain Bublex Voiture Meunier-Béraud, et la vidéo-performance Expressway (2000) de Neal Beggs peuvent être regardées avec Henri Bergson pour lequel «le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup» (Le Possible et le réel). Dans cette acception, le temps est tout à la fois retardement, élaboration, vecteur de création et de choix, et preuve de l’«indétermination dans les choses».

Neal Beggs, qui associe généralement sa pratique artistique à celle de l’escalade, est filmé en caméra fixe en train de gravir un mur érigé le long d’une voie express sur laquelle des voitures passent en flux continu. Ce simple dispositif confronte en fait deux régimes distincts de temps, de vitesses et d’actions. Horizontalement, le régime machinique des voitures en circulation rapide, dont le bruit produit une scansion sonore ininterrompue. Verticalement, le régime corporel de l’artiste accroché au mur, se mouvant très lentement, au prix d’évidents efforts, et à la recherche d’un chemin possible qui finalement échouera à atteindre le sommet du mur.

La Voiture Meunier-Béraud d’Alain Bublex n’est pas un objet achevé à contempler, mais un processus à suivre: celui de la re-production à partir de ses plans d’une automobile atypique. Dotée d’une carrosserie en bois, elle a été conçue et fabriquée par un mécanicien et un menuisier, après-guerre, en un seul exemplaire aujourd’hui disparu. Pour exposer la Voiture, l’institution d’accueil doit consentir à présenter un objet dans un certain état d’inachèvement, et à s’engager à poursuivre, durant le montage de l’exposition, la fabrication entamée antérieurement, ailleurs.

En tant qu’objet industriel, conçu et fabriqué artisanalement, puis re-produit artistiquement, la Voiture Meunier-Béraud accuse l’inadéquation des modes et des temps mobilisés pour ses processus de fabrication d’abord, et de re-production ensuite.

Elle déplie en fait la somme des temps et actions, des disparitions et recréations, des passions et rêves déposés ou en suspens dans les objets qui ne sont en réalité jamais vraiment ni achevés, ni aboutis, ni inanimés, ni immuables… Mais qui, inscrits dans des processus et devenirs, sont en vie.

C’est cette vie sourde et mystérieuse des objets, leur indépendance et leur espièglerie même, qu’expriment les sculptures flottantes de Robert Breer. Posée au sol dans le hall d’entrée, celle du Frac (Float, 1970-2000) affiche sa forme minimale et neutre de grosse cloche blanche, trop lisse et insignifiante pour aimanter le regard des visiteurs. La surprise surgit en revanche quand, de retour dans son espace, on s’aperçoit que la sculpture s’est déplacée seule de plusieurs mètres. Contrairement aux apparences, elle n’est donc pas immobile: elle glisse imperceptiblement en un mouvement fluide et aléatoire à l’insu des hommes — mais à Besançon, elle est ironiquement confiée à la surveillance de l’œuvre Fixer (1994) de Richard Baquié composée de quatre panneaux photographiques sur lesquels sont superposées les lettres du mot «fixer» en grosses lettres en zinc.

A l’encontre du socle et de l’immobilité auxquels la sculpture a traditionnellement été attachée, Robert Breer lui confère la capacité, non plus seulement de fonctionner comme les machines de Tinguely, mais de se mouvoir à sa guise. Par ce nouveau paradigme spatio-temporel, Robert Breer fait dériver la sculpture vers un autre «monde possible», vers une autre manière d’être une sculpture.

La structure temporelle de l’installation Becoming Visible (1993) de Marina Abramovic déplie ainsi de lointains «mondes possibles». Sept moniteurs vidéo disposés en cercle diffusent, filmé en gros plan, le visage de l’artiste où s’enroule et se meut un serpent. En outre, chacun des socles des moniteurs est en contact avec l’un des sept types de cristaux différents (améthyste, quartz, obsidienne, etc.) posés sur le sol. Le temps pétrifié du visage (nullement apeuré) de l’artiste, le temps reptilien du serpent qui glisse sur sa peau chaude, et le temps minéral des cristaux: tous ces temps que l’œuvre tisse et combine, sont si distendus qu’ils paraissent provenir de confins antédiluviens du temps.

Enfin, parmi les nombreuses autres œuvres de l’exposition, la vidéo Plis et replis (2002) de Silvie Defraoui témoigne de l’attention que l’art contemporain accorde au travail de mémoire. Le dispositif est d’une éclatante simplicité: une vidéo projetée sur le plan horizontal d’une table présente deux mains qui déplient et replient, une par une, des pages de journaux. Le rythme soutenu rend difficile la lecture, certaines pages sont fugacement caressées, tandis que d’autres sont brulées. Chaque geste est en fait un acte de remémoration. Déplier une page, c’est sortir un événement ou un jour des plis de l’oubli. Replier, c’est trier entre les souvenirs assez agréables pour mériter une caresse, franchement désagréables pour être effacés par le feu, ou neutres pour être simplement renvoyés dans les profondeurs pliées de l’oubli.

L’immense diversité des configurations temporelles des œuvres contemporaines, que soulignent l’exposition et la collection du Frac Franche-Comté, est assez significative de l’époque présente dans laquelle le temps a, comme toutes les autres choses et activités, perdu de son unité. Dans le travail, les vies privées, et les activités de toutes sortes, les temps individuels et collectifs sont sans cesse hachés, découpés et ré-agencés. Cette discordance généralisée des temps n’épargne pas les œuvres — au moins celles qui sont suffisamment dans l’époque pour ouvrir à d’autres «mondes possibles».

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