ART | CRITIQUE

Déluge

PNatalia Grigorieva
@12 Jan 2008

Dans un style proche du réalisme-socialiste, Norbert Bisky peint de jeunes Allemands tels que les veulent les clichés : grands, blonds aux yeux bleus. Ses adolescents aux corps d’athlètes évoluent dans un univers utopique et merveilleux entaché de violence.

Ils étaient minces, ils étaient beaux, ils sentaient bon le sable chaud… Gais et insouciants, les jeunes apollons de Norbert Bisky s’ébrouent et batifolent dans un idyllique décor maritime, offrant le spectacle d’un déluge de corps dénudés. Au programme des vacances idéales, rien que des ballades en canoë, plongeons et expéditions à travers prés.

La thématique rappelle immanquablement les célèbres colonies de vacances de l’époque soviétique. Quant au style, il est largement inspiré par les images de propagande comme les régimes communistes en ont produit massivement. L’intrusion d’un style réaliste-socialiste sous le pinceau de cet ancien élève de Georg Baselitz n’est pas surprenante. En effet, le peintre a passé les premières dix-neuf années de sa vie en ex-RDA, irradié par l’idéologie communiste.

Mais les allusions aux mécanismes de propagande sont trop évidents pour expliquer la fascination qu’exerce le travail de Norbert Bisky sur le public. Sous son réalisme, sous son style apparemment simpliste, se cachent des ambivalences qui dépassent la simple volonté d’exorciser des idéaux périmés.

L’influence politique est certes incontestable mais l’oeuvre s’inscrit dans quelque chose de plus vaste et de plus troublant. A savoir : un univers utopique, celui des résidus du passé. Les souvenirs, réels ou fantasmés, sont un empire. Souvenirs d’une fraternité et de jeux. Souvenirs de corps érotisés. Souvenirs altérés, car la mémoire ne résiste pas au temps.

Les réminiscences perdent de leur couleur, les détails s’effacent pour laisser place au vide de l’oubli. Et ce vide est présent sur chaque toile, sous forme de grands espaces blancs, vierges de toute peinture. Un vide incitant à regarder autour de lui pour réaliser que les apollons bronzés appartiennent à un espace-temps immuable au même titre que la mer, les vagues et le ciel bleu. Figés par quelque chose d’aussi puissant que la mémoire, ils sont condamnés aux batifolages dans les hautes herbes, privés de l’espoir d’une vie ailleurs que dans l‘esprit de l’artiste.

L’imaginaire ayant ici les pleins pouvoirs, ce pays merveilleux est soumis à celui qui rêve. Et il est des vestiges du passé dont on voudrait se débarrasser. Les réminiscences fleurant le sable chaud et l’air iodé s’embrasent alors par endroits. Si le feu est le centre de l’attention sur la toile Autodafé, il se fait plus discret, presque absent sur Tout en vain ou Marée basse qui figure un groupe de garçons transportant une barque rose appelée  » Ich  » (moi).
L’artiste emporté par les souvenirs, aurait-il envie d’un incendie purificateur pour détruire ce qui fut ou qui ne sera jamais?

Mais les jeunes étourdis courent un danger bien plus grave : trois colosses viennent saboter les activités en plein air et démembrer leurs minuscules semblables. Celui de Fuyard brandit un corps sectionné en deux avec un air triomphant. Celui du Bouc émissaire tient dans sa main une poignée de jeunes éphèbes qu’il dépèce à l’aide d’un couteau et croque comme un enfant dégusterait des friandises.
Quant au protagoniste de Tout en vain 2005, il tient un corps décapité dans une main, une jambe dans l’autre. Il trempe les orteils dans le sang, comme un peintre tremperait son pinceau dans la peinture. Cette attitude ne trahirait-elle pas l’artiste qui se glisse dans son univers pour exercer son pouvoir. Il est le maître des marionnettes bronzées, libre de les briser en morceaux.

Mais si le désir de destruction est manifeste, les cadavres des adolescents constituent la nourriture de l’artiste, et leur sang, la matière première de son inspiration. Son oeuvre s’effondrerait si les fantômes du passé arrêtaient soudainement de le hanter.
L’oeuvre Torche dans le vent est sur ce point interpellatrice : un jeune homme embrasé tombe du ciel la tête la première. Si cet ange déchu évoque l’artiste retombant dans ses rêveries, on peut également voir en lui un des apollons-pitance suivant le mouvement de l’éternel retour. Après avoir été digéré, il est immanquablement parachuté dans son décor d’origine. Ensuite, il sera à nouveau tourmenté, démembré, anéanti pour renaître encore une fois et tout recommencer.
Telles sont les lois cycliques. Tel est le dialogue entre Norbert Bisky et les images de son enfance. Quelle que soit sa volonté, l’artiste se cogne contre l’impossibilité d’exorciser totalement le passé trop solidement ancré dans son histoire personnelle. Et la mémoire trébuche toujours sur les mêmes souvenirs.

Norbert Bisky :
— Fernzünder (fusée à retardement), 2005. Huile sur toile. 200 x 250 cm.
— Absacker (Affaisseurs), 2005. Huile sur toile. 200 x 250 cm.
— Ebbe (Marée basse), 2005. Huile sur toile. 150 x 200 cm.
— Deluge, 2005. Huile sur toile. 200 x 300 cm.
— Keine Gnade 2005 (Pas de grâce 2005), 2005. Huile sur toile. 200 x 150 cm.
— Lazarett im Paradies (Hôpital au paradis), 2005 Huile sur toile. 150 x 210 cm
— Fackel im Wind (Torche dans le vent), 2005. Huile sur toile. 100 x 150 cm.

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