ÉDITOS

Défaites du visage

PAndré Rouillé

Jamais, sans doute, l’actualité n’a été autant peuplée de visages que durant ces dernières semaines. Comme si le visage était désormais en première ligne, avec sa seule fragilité, face au monde. A devoir faire face, tant bien que mal. Au risque de la plus effroyable défiguration comme celle qui a donné lieu à la première greffe d’un visage. Au-delà de l’exploit chirurgical, cette opération renvoyait à ce mal endémique d’aujourd’hui qui touche à l’identité, l’individualité, la singularité, et au sens, tels qu’ils s’expriment sur le visage.
Au moins en Occident.
Car l’émoi et la colère que les caricatures de Mahomet ont suscités dans le monde musulman, les morts qui ont émaillé les manifestations populaires, ainsi qu’un regain, ici, du voile islamique, témoignent que le visage, celui du prophète comme celui des femmes, est un espace sacré. Qui ne se découvre qu’avec parcimonie, qui ne se représente pas, qui ne tolère évidemment pas le moindre jeu graphique ou verbal.
C’est pourquoi l’interdiction du voile à l’école

, qui surexpose le visage des filles, ou les caricatures de Mahomet dans la presse, qui exposent le visage du prophète à un humour occidental (malveillant), ont suscité autant d’émotion chez les musulmans.
Une émotion exploitée sans vergogne par certains des États les plus autoritaires, mais une émotion trop chargée de rancœurs accumulées à l’encontre de l’Occident pour ne pas être empreinte de sincérité. En tout cas, une émotion qui mérite mieux qu’un manichéisme occidental opposant la démocratie à l’obscurantisme, la civilisation à la barbarie, et qui n’évoque le caricatural «choc des civilisations» que pour conclure à la supériorité de l’Occident.

En France, ce sont des mots — le Kärcher, la racaille — qui ont allumé la flambée des banlieues. Mais très vite les mots ont fait place aux visages: à ces visages sombres, noirs et beurs, des banlieues s’opposant aux visages clairs des centres. Pour autant, le contraste des couleurs de peau n’autorisait pas, comme l’a fait Alain Finkelkraut, à conclure que la révolte était l’expression d’un communautarisme (musulman), ni à vouloir substituer à la «fracture sociale» une supposée «fracture ethnique» — à remplacer un manichéisme par un autre, plus caricatural encore.
Statistiques à l’appui, le procureur de la République de Paris a en effet conclu que «nulle trace de revendication de type identitaire» n’avait été relevée chez les manifestants qui étaient plutôt motivés par «une dimension ludique et immature renforcée par l’aspect virtuel des images-chocs diffusées par les médias».

Les jeunes des banlieues baignent dans le même bain d’images et d’informations que les autres jeunes. Ce n’est pas une communauté qui les isole, mais leurs conditions sociales et d’habitat, et surtout leur nom («à consonance étrangère»), leur faciès (pas même un visage), et leur langue.
Ces jeunes Français sont exclus des centres des villes, c’est-à-dire des lieux de décision, de pouvoir, de travail; exclus de la communauté nationale par les seules consonances étrangères de leur nom.
Mais ils sont aussi exclus par cette sorte de malédiction sociale qui, chez eux, substitue l’indifférenciation d’un faciès à l’humaine individualité du visage. Cette défaite sociale du visage les dilue dans la masse informe et supposée dangereuse des «jeunes de banlieue», et les condamne à un permanent délit de «sale gueule». Mais cette «sale gueule» dont l’imaginaire social les affuble à la place d’un visage, ne va pas sans effets dans leur langue. Car la langue est toujours prise dans des visages. C’est ainsi que la langue des banlieues, une sorte d’autre français dans le français, fonctionne avec les visages-faciès comme une véritable machine de ségrégation.

L’époque a décidément changé, ou la situation s’est considérablement dégradée, car, face à tout cela, les jeunes n’ont pas enflammé les banlieues pour revendiquer des droits, sachant qu’ils ne les obtiendraient pas; ni pour réclamer des améliorations de leur cadre de vie, puisqu’ils n’hésitaient pas à s’en prendre à certains équipements collectifs; ni même pour promouvoir un quelconque idéal, religieux ou autre.
Non, à en croire le procureur de la République lui-même, ils voulaient seulement jouer à faire de belles images avec les médias. Faute d’espoir, d’idéal, de repères. Mais aussi pour inverser, par le jeu et par une esthétique spontanée de l’éphémère, la logique implacable d’un système qui les rejette.

Tandis que les médias, comme le soulignait déjà Andy Warhol, se jouent des individus en les surexposant un court instant sous les feux des projecteurs avant de les laisser aussitôt replonger à tout jamais dans l’ombre, ce sont eux, les médias, qui ont cette fois-ci été utilisés comme une immense machine «ludique» à faire des «images-chocs», et à effrayer les bourgeois — qui, mauvais joueurs, ont aussitôt dégainé le couvre feu…

Aux antipodes des visages anonymes — masqués, abolis, ou défaits —, la machine occidentale des médias illumine et surexpose à l’envi, jusqu’au non sens souvent, les membres de la petite communauté restreinte et brillante des stars. Stars du sport, du cinéma, de la télévision, etc., et de la politique.

Mais là aussi les visages sont en danger, d’abord parce que les feux de la popularité sont redoutablement éphémères et exigeants. Seuls peuvent rester surexposés les visages surcodés. Les stars sont des esclaves du code : paraître éternellement jeune, même quand on est d’un âge certain ; rester svelte, même quand on aime la bonne chair; conserver un teint constamment hâlé, même quand on ne quitte pas son bureau de travail.
Aussi, tous les candidats à de hautes fonctions politiques sont-ils aujourd’hui contraints, pour affronter les élections, de pratiquer ostensiblement du sport, de procéder assidûment à des soins du visage, et de recourir discrètement à la chirurgie esthétique pour éliminer les aspérités physiques qui dérogent aux normes. Véritable défaite du visage, ces remodelages sont l’un des éléments de la victoire électorale…

Il ne s’agit pas seulement d’une question d’apparence, car là aussi la «langue est toujours prise dans des visages qui en annoncent les énoncés» (Deleuze-Guattari). On ne lisse pas son visage sans lisser son discours. L’attention accordée par les femmes et les hommes politiques à leur apparence procède d’un déclin généralisé de la profondeur au profit de la surface.
Les visages des dirigeants politiques n’ont désormais pas plus de singularité que leurs discours, ils sont aussi virtuels que leurs engagements, aussi lisses que leurs projets. Et finalement interchangeables.
C’est la fin d’une politique de débats, d’idées, de projets de société qui s’exprime dans la défaite de leurs visages par la dictature uniformatrice des codes.

Pour se convaincre de l’ampleur du phénomène, il suffirait de regarder la campagne d’affichage pour la radio RTL qui débute aujourd’hui même sur le thème «Vivre ensemble». Chacune des affiches présente un couple dont l’on perçoit l’active complicité tout en ressentant la différence, la situation de concurrence, voire la rivalité des deux parties.
Mais l’originalité n’est pas là, elle est dans ce fait hallucinant que les acteurs figurés n’ont pas été choisis dans une agence, mais au gouvernement et au Parti socialiste: d’un côté Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, de l’autre côté Ségolène Royal et François Hollande.
Alors que l’on est légitimement enclin à attendre des ministres qu’ils gouvernent, et des responsables des partis d’opposition qu’ils proposent des projets alternatifs à la politique de la majorité, les uns et les autres, toutes différences dépassées, s’unissent pour inciter leurs concitoyens à… écouter RTL.

Défaite de la visagéité politique devant les codes de la visagéité publicitaire, dissolution des discours et des débats politiques dans l’union sacrée publicitaire. Victoire de la superficialité et du consensus sur la politique et le sens. Les élections présidentielles approchent, France prépare son avenir dans le monde qui vient…

André Rouillé.

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Steve McQueen, Charlotte, 2004. Film couleur 16 mm. Courtesy galerie Marian Goodman, New York/Paris.

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